Au fur et à mesure que la soutenance de notre mémoire se rapprochait, mon copain et moi, qui fréquentions la même fac de philosophie en Italie, on parlait de plus en plus fréquemment du manque de perspectives qui se présentaient pour nous dans notre pays après les études, du sentiment de fermeture et du provincialisme que l’ambiance académique nous faisait ressentir. Mais surtout de l’envie qu’on avait de continuer nos études à l’étranger, de nous enrichir par l’apprentissage d’une façon, pour nous nouvelle, de vivre la philosophie, d’apprendre le français…de connaître Paris. Dans notre imaginaire assez indistinct et flou, Paris nous apparaissait comme une ville splendidement métisse et dotée d’une vivacité culturelle que la rendait presque avant-gardiste par rapport à la réalité que nous avions vécue jusque là. Cela nous suffisait. Des difficiles conditions d’accès aux logements, du projet aléatoire de s’inscrire à un Master sans même parler un mot de français, de la nécessité de trouver un travail qui nous puisse permettre de vivre, de tout cela on se fichait. On avait trop envie de bouger.
Nous étions arrivés à Paris fin Aout 2011. De l’avion, la tour Eiffel et la grisaille dominante ne nous inspiraient pas beaucoup, mais une fois sur terre tout semblait avoir changé. Il faisait bizarrement beau par rapport à ce à quoi on s’attendait et les boulangeries magnifiques qu’on rencontrait au fur et à mesure qu’on se rapprochait de notre « appartement vacances » semblaient vouloir nous introduire dans un monde magique où la radicalité du changement qui venait de s’amorcer - et dont nous n’étions pas conscients – ne pouvait être inaugurée que par une métamorphose du goût. Enthousiasme naïf. On se sentait comme des enfants.
Toutefois, la peur souterraine que chacun de nous portait avec soi et qui avait bien été cachée jusqu’à ce moment-là par l’anxiété et les choses à faire avant le départ, n’attendrait pas très longtemps avant de s’exprimer. La caution très élevée que la propriétaire nous avait demandé au moment de notre entrée dans un studio minuscule - où on n’allait habiter qu’un seul mois - déclencha une réaction inattendue de ma part : plongée dans un état de désespoir temporaire mais intense, je n’arrêtais pas de pleurer. Nos ressources économiques étaient assez faibles et j’avais interprété cette « perte » comme un mauvais signe. Mon copain avait réussi quand même à me calmer avec sa remarquable et froide lucidité. Après quelques minutes je rigolais de ma réaction inattendue. Néanmoins, l’alternance entre un enthousiasme enfantin spasmodique et le désespoir le plus profond allait caractériser toutes nos futures journées et se manifester avec une telle insistance que je penserai souvent que l’idée de s’installer en France n’avait pas été géniale.
Nos deux premiers jours s’étaient passés à la maison à cause d’une étrange fièvre. On avait alors décidé d’en profiter pour commencer à chercher un appartement - chose qu’on fera tous les jours pendant deux mois - mais on se rendait compte que ce n’était pas aussi facile. On avait trop de mal à parler et les gens raccrochaient souvent le téléphone, parfois ils nous donnaient un rendez-vous mais alors c’était nous qui ne comprenions pas pour quand ni où.
Au troisième jour mon copain avait donc décidé de détourner l’obstacle : « Viens. Pour aujourd’hui on arrête avec les appartements…On va chercher du boulot ». Géniale perspective. Notre possibilité de rester à Paris était liée au travail. Sans travail ni logement ni master. Bon.
On se promenait joyeux quand notre attention fut captée par une énorme quantité de fumée sortant d’un restaurant italien. Lorsqu’on s’arrêta pour voir ce qui se passait, on découvrit qu’une surprise nous attendait : « Cherche serveur/serveuse temps plein ou partiel ». Premier entretien - complètement improvisé- le jour même. Premier appel le lendemain : on nous demandait de travailler ensemble. La chance semblait avoir tourné en notre faveur. Une fois à la maison on avait fêté ça avec du vin et du bon fromage français, on avait essayé les habits noirs requis pour le travail. A partir de ce moment-là, une expérience tout à fait ambivalente allait commencer.
Travailler 11 heures par jour (10h-15h et 18h-24h), pendant cinq ou cinq jours et demi par semaine, n’était pas facile. Cela nous rendait impossible de trouver un logement, car on n’avait que quelques petites heures éparpillées sur toute la semaine à exploiter autant que possible pour faire des appels où aller visiter des appartements la plupart du temps inaccessibles pour nous. Mais, en plus de cela : pas de contrat de travail, planning indéfini, appels au dernier moment – nous habitions à côté du resto et ça les arrangeait bien, les propriétaires. Les conditions hygiéniques étaient tout à fait précaires : il y avait des cafards et des souris partout - mortes ou vivantes - même dans le monte-charge qui permettait de faire descendre les assiettes vides dans la « zone inconnue » du resto. Dans cette zone, lorsqu’on y pénétra, on découvrit que trois garçons africains travaillaient à la plonge. Eux -ces « invisibles » - on ne les voyait que lorsqu’on dînait, avant le service.
En revanche, les plats cuisinés par le chef sénégalais n’étaient pas mal et, à bien y réfléchir, manger au restaurant nous épargnait de gaspiller notre argent pour acheter de la nourriture. Quand on mangeait une pizza - normalement le samedi - c’était la fête… pas grave si notre ami égyptien mettait des oeufs dans les pâtes ! Même si on avait été habitués aux pizzas napolitaines (« the original »), l’hétérodoxie ne nous déplaisait pas. Les jeunes filles qui travaillaient avec nous nous apprenaient pas mal de choses. C’était avec elles qu’on avait commencé véritablement à pratiquer le français. Petit à petit on faisait des progrès, même si notre niveau ne suffisait pas encore à nous épargner des gaffes avec les clients, ni à nous défendre habilement lorsque il y avait des soucis avec la patronne.
Globalement tout le monde était gentil avec nous et comme nous y passions la plupart de notre temps, le restaurant constituait le seul endroit où nous faisions l’expérience de la socialité. Nous nous étions attachés aux personnes qu’y travaillaient et en plus, recevoir notre argent à la fin de la semaine nous faisait sentir fières de nous.
Dans la période initiale, notre vie n’était faite que de travail. On n’arrivait à rien visiter de la ville, ni à sortir le soir pour rencontrer des gens. Entre nous on parlait tout le temps notre langue maternelle mais on s’efforçait de réviser le peu de français appris au resto. Les livres de grammaire ne nous manquaient pas mais progresser dans la langue était devenu rapidement une obsession. Quand on était à la maison on se sentait tellement fatigués que c’était difficile de rattraper tout ce qu’on sentait ne pas avoir fait pendant la semaine. Bientôt cette vie commença à me fatiguer et à me rendre intolérante, notamment à l’égard de la patronne qui à l’occasion envoyait mon copain me chercher personnellement à la maison au prétexte de l’urgence. L’urgence me semblait être, dans ce monde, un état permanent.
Le point de non-retour est arrivé pour moi après un mois et une semaine à peu près. Une humiliation toute à fait gratuite subie devant les yeux de tous les clients s’était ajoutée à la fatigue accumulée. J’en avais marre. Je voulais changer de travail mais je ne pouvais pas. On n’avait pas encore trouvé un logement définitif et je ne pouvais pas me permettre de rester une seule semaine sans travailler. Quoi faire pour échapper à cette situation ? Me vider la tête semblait une bonne solution, mais comme cela n’était pas possible devant un verre avec des amis ni avec mon copain, qui était au travail, j’avais décidé d’aller à la laverie automatique ! La laverie s’est un endroit où on pense beaucoup, le bruit et les mouvements qu’y règnent ont parfois un pouvoir hypnotique. Mais moi, je ne trouvais pas ma dimension, après cinq minutes de résistance en vis-à-vis avec le hublot tournant, je ressentais le besoin de me promener.
Sortie de la laverie, j’avais commencé à marcher un peu, j’observais les bâtiments, je cherchais à m’orienter. Soudainement mon attention tomba sur un petit restaurant français très joli sur la porte duquel il y avait une petite affiche : « Cherche étudiante sérieuse et motivée pour 2-3 jours par semaine ». Super ! Même si je n’étais pas étudiante, je me sentais sérieuse et motivée. Je m’étais dit en même temps que 2-3 jours de travail n’allaient pas suffire au niveau du salaire mais qu’en revanche je pourrais compléter avec mon autre emploi.
J’ai alors déposé mon CV, et le patron m’a rappelée. Même si j’avais du mal à le comprendre - c’est vrai qu’à Paris tout le monde parle trop vite ! - c’était clair qu’il m’appelait pour un essai. L’entretien se passa bien, le premier essai aussi. Le propriétaire et sa femme étaient jeunes et gentils, le chef et le plongeur semblaient gentils aussi. De toute façon, même s’ils disaient quelque chose de méchant, je ne comprenais pas, moi. Ils parlaient très vite et utilisaient pas mal d’expressions populaires, argot ou verlan, que je ne comprenais pas. Ce n’était que lorsqu’ils voulaient vraiment que je comprenne qu’ils ralentissaient, comme cela est arrivé un jour avec le patron : « tu as travaillé vraiment très bien, mais il faut que je te dise trois choses. Première chose : tu ne me tutoies pas, tu me vouvoies (chose bizarre pour moi, qui pensais que, comme en Italie, on tutoie les gens de son âge ou à peu près). Deuxième chose : on ne répond pas "ok", on dit "d’accord " ». La troisième était peut-être un peu méchante et je l’ai oubliée.
Ici tout était propre, frais et contrôlé et on mangeait vraiment très bien. A la fin de la soirée j’avais l’impression que ce travail était beaucoup mieux que l’autre car j’avais ressenti une humanité et un respect qui me semblaient manquer ailleurs. Je pensais que j’allais faire mon possible pour le garder. La seule chose qui ne me plaisait pas trop c’était que les serveuses n’avaient pas eu droit aux pourboires : « le chef est gentil, mais il est un peu attaché à l’argent, donc c’est à lui que reviennent les pourboires », m’avait dit le patron durant mon entretien. J’étais évidemment trop naïve et j’y avais cru. J’ai su, il y a quelques mois, que ce n’est pas du tout vrai et que les pourboires c’est le patron qui les garde pour payer la partie au noir des salaires. Mais cela ne me posait pas de grands problèmes. J’étais assez bien payée - beaucoup mieux du moins par rapport à ce que j’aurais touché en faisant le même travail en Italie -, en outre j’avais la possibilité de travailler quatre soirs par semaine et cela pouvait me permettre de faire mes études tout en travaillant. Le patron savait que j’avais besoin d’argent et au troisième jour de travail il m’avait dit : « moi je veux que tu restes travailler ici. Laisse tomber l’autre travail et jusqu’à ce que tu trouves ton logement, tu travailleras trois soirs par semaine, puis quatre et même cinq si tu veux ». C’est ce que j’ai fait, avec joie et sans regret. Lui, de son coté, il a tenu parole. J’étais tellement heureuse de mon nouveau travail que le fait de travailler au noir me semblait négligeable. Ensuite je me suis aperçue que je ne pouvais pas avoir de numéro de sécurité sociale - car je n’étais ni étudiante ni travailleuse - et je me suis rendue compte que je n’aurais pas dû accepter cette condition.
Ma première année s’est passée comme ça. Les trois soirs de travail par semaine sont devenus quatre, au bout d’un moment, cinq, puis six et j’ai commencé à travailler aussi à midi lorsque le plongeur est parti ; le patron n’arrivait pas à trouver quelqu’un qui puisse le remplacer. J’en ai vu passer des gens dans ce restaurant mais ça ne marchait jamais : « les Sri-lankais ne travaillent plus comme auparavant, ils ne veulent rien faire, tandis que les noirs ils sont sales, je n’aime pas la façon dont ils travaillent », me disait souvent le patron. J’étais fortement gênée par tout cela mais je ne pouvais rien dire.
J’avais tellement besoin d’argent que, quand le patron m’appelait pour me proposer de travailler, je ne pouvais pas refuser. En plus, je tenais tellement à ma place que je voulais lui démontrer qu’il pouvait compter sur moi. Pour moi le patron et sa femme étaient devenus un peu comme ma petite famille. Je n’avais pas pu m’inscrire à la fac, mon français n’étant pas au niveau nécessaire pour faire des études. Je ne voyais personne, je ne faisais que travailler, le plus possible, car mon loyer coûtait cher et pendant la première année je n’ai pas eu d’aide au logement. Le restaurant était ainsi devenu mon monde, ma vie.
J’habitais à Saint-Ouen et cela me prenait presque une heure pour arriver à l’autre bout de Paris avec la ligne 13, toujours très affolée, mais j’adorais cette ville. Là-bas je me sentais très à l’aise, même si j’étais trop loin de mon travail et si, même pour faire des courses au supermarché, je devais faire un kilomètre à pied. Mon appartement - où j’habitais avec mon copain - était rassurant et assez spacieux pour pouvoir héberger les nombreux amis qui venaient nous voir d’Italie en cassant ainsi le cercle de solitude dans lequel nous étions.
Nous avions un genre de vie très aliénant et au final c’était Paris qui nous semblait aliénant. On était en couple mais on se sentait profondément seuls. On vivait toujours dans la plus totale précarité économique car notre salaire disparaissait pour payer le logement, l’abonnement aux transports, les frais d’électricité et d’eau.
Avoir dû repousser les études et mettre de côté la philosophie commençait à me peser énormément, d’autant plus que ce « sacrifice » n’était pas compensé par un progrès foudroyant dans l’apprentissage de la langue, chose que j’ai toujours vécue avec beaucoup de frustration. Au travail, on m’avait beaucoup appris le français et si après un an je me débrouillais assez bien, c’était grâce au boulot. Mais j’avais quand même l’impression qu’un véritable saut qualitatif aurait pu être possible en parlant avec les gens et en connaissant d’autres registres de la langue. J’étais bien contente d’avoir appris - grâce aux innombrables remarques des clients du restaurant - que « tartare » c’est « le tartare », et non pas « la tartare », comme je disais. Mais lorsque je m’efforçais de lire Le Monde dans le train, je ne comprenais pas les articles et je me rendais compte que je possédais à peine les instruments linguistiques nécessaires autant pour pouvoir comprendre le sens d’un discours et ses nuances, que pour m’exprimer de façon bien articulée. Je manquais des structures argumentatives fondamentales. Je me demandais alors toujours plus fréquemment comment je pourrais faire des études dans une autre langue.
Même si mon examen pour l’obtention d’un certificat de langue de niveau B2 s’était bien passé, j’ai décidé de m’inscrire à un cours intensif pour me rendre capable de suivre, l’octobre suivant, les cours du master 1 en philosophie politique pour lequel j’avais été acceptée à la Sorbonne. Ma grande obsession c’était l’accent. A chaque fois que j’entendais les Italiens parler en français je trouvais que leur accent était redoutable. Pour la même raison j’étais satisfaite quand les clients du restaurant se montraient étonnés que je vienne d’Italie, car ils ne l’auraient jamais soupçonné : « Ah…vous êtes Italienne !...Vous n’avez pas du tout d’accent italien ! On aurait dit plutôt que vous étiez Roumaine ».
En France, du point de vue de mon apparence, j’ai toujours semblé : « Roumaine », « Polonaise », « Serbe », « Moldave », « Ukrainienne », « Russe » ; parfois : « Espagnole » ; dans deux cas seulement, indéfiniment « Sud-américaine ». Mais du point de vue de l’accent j’ai toujours été soit Roumaine soit Russe, notamment en raison du "r" roulé. J’ai alors pensé qu’évidemment ce n’était pas trop la peine de s’efforcer de prononcer le "r" à la française - chose qui au bout de trois ans me semble encore difficile. Je parlais avec l’accent roumain et cela me plaisait, même si je ne savais pas ce que c’était. Mon désir de m’éloigner de « l’italianité » était plutôt le refus d’être assignée à toute identité figée.
Parfois il est arrivé que quelqu’un s’excuse de m’avoir donnée pour Roumaine, comme si s’était quelque chose de dévalorisant. Et c’est vrai aussi que le patron et le chef de cuisine m’appelaient « la Roumaine ». Pour eux ça avait un sens dépréciatif : ils n’arrêtaient pas de faire des blagues bêtes sur ma façon de parler le français. Moi je ne me vexais pas, pour moi c’était normal. Jusqu’à ce qu’un jour, à cause d’un embrouille avec les commandes, le chef de cuisine m’agresse verbalement. « Vas-y, dégage, Roumaine de merde ! Pourquoi tu viens en France si tu ne parles pas français ? Moi, je ne vais pas en Italie si je ne parle pas italien ! ». Le patron était là et rigolait au lieu d’intervenir. Moi je suis restée en silence, d’ailleurs je ne parlais pas bien et ce n’est que maintenant que j’aurais pu lui répondre : « Ta gueule, connard, je n’en peux plus de ton caractère, de ta façon de me draguer, de ta violence et de ton racisme ». Mais auparavant : « désolée, je me suis trompée » était la réponse la plus fréquente que je faisais, parce que je m’accrochais à ce que j’avais et que j’avais peur de perdre. J’étais dans une position de désavantage et je me sentais tout le temps en défaut. Après cela on ne s’est pas parlé pendant presque un an. Ça a été dur de supporter tous les jours des rapports tendus au travail, notamment parce que dans la restauration la communication entre les personnes qui travaillent ensemble est fondamentale, on dépend les uns des autres. J’avais envie d’arrêter, mais je ne pouvais pas.
Après quelques mois, hors du restaurant ça avait commencé à aller mieux : au cours de français j’avais connu d’autres étrangers, on était devenus amis, on se retrouvait dès qu’on pouvait, j’étais bien avec eux, je respirais. Entre-temps, le patron m’avait déclarée, j’avais un contrat, une couverture maladie, les aides au logement…Les rapports avec le patron étaient meilleurs depuis un moment, même si les moments de tension, de dispute, de malentendu ne manquaient pas. Plusieurs fois j’avais failli partir, mais j’étais encore là. Avoir une vie plus enrichissante qu’auparavant me faisait voir les choses d’un autre point vue : ma vie ne s’identifiait plus avec le travail, le travail n’était qu’un aspect de ma vie. C’était ça qui rendait plus léger ce qui me pesait beaucoup auparavant.
Ma première année à la fac s’est passée avec beaucoup d’effort et de difficultés. Je me sentais toujours à un niveau inférieur par rapport aux autres, tous étaient plus jeunes que moi, et je me sentais hors contexte. Il me paraissait qu’il n’y avait que des contradictions dans ma vie : j’en pouvais plus du travail mais je ne pouvais pas partir, j’aimais le marxisme et je me retrouvais dans une fac où le libéralisme constitue l’idéologie dominante. En revanche, j’apprenais beaucoup, je commençais à être moins timide, à oser prendre la parole. Finalement, j’ai eu mon année, ce qui ’il me fallait pour partir de la fac où j’étais inscrite et m’inscrire à Paris-Diderot.
En ce moment je travaille encore dans le même restaurant, mais moins qu’auparavant, car depuis quelques mois l’équipe s’est heureusement élargie. Le travail ne me pèse plus du point de vue physique et maintenant je comprends beaucoup mieux ce qui se passe dans ce petit monde. Au départ je le sentais comme une sorte de refuge et mes patrons étaient des personnes auxquelles j’étais profondément reconnaissante. Mais au cours du temps j’ai connu aussi les dynamiques mesquines et perverses mises en place pour gérer notre présence selon l’impératif du dividi et impera. Le monde qui au départ ne me semblait fait que de solidarité et gentillesse s’est révélé, à partir d’un certain moment, comme quelque chose de très étranger. Au moment de mon arrivée il y avait entre nous un filtre qui m’empêchait d’en saisir les contradictions : le gap linguistique.
Malgré tout, le travail est aussi pour moi un lieu où on rigole, on s’amuse, on échange des petits moments de bonheur en compagnie des autres. Parfois il se passe des choses très drôles dont on se souvient très longtemps. Il y a beaucoup de solidarité aussi. Ce que je veux dire c’est que maintenant je comprends que ce monde solidaire du départ est aussi un monde fait de haine sociale, de racisme, de travail au noir, d’exploitation, de chantage, de frustration. Un monde où, pour résister, il faut à l’occasion fermer sa propre bouche, se taire et espérer que tout ça finisse le plus tôt que possible. Où, peut-être, espérer se venger un jour - comme mon collègue dit souvent -, d’une vengeance intelligente et puissante, qui puisse démontrer que si on a supporté si longtemps ce n’est pas parce qu’on était trop naïfs ou inconscients, mais simplement parce qu’on était dans une condition de nécessité et d’isolement. Ce serait un peu comme si, après s’être laissé dévorer son énergie – notamment psychique – on avait le désir de présenter l’addition. Voilà la note : « Excusez-moi…je ne parle pas français mais je ne suis pas stupide ».
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