Céline est bien reconnu comme un des champions de l’antisémitisme en paroles et aussi en actions (https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2013-1-page-285.htm) mais il n’a pas été suffisamment souligné, selon moi, que chez l’écrivain la haine des pauvres ne le cède en rien à la haine des Juifs. C’est pourtant un exemple éclairant de la triste vérité selon laquelle la connaissance des uns se paie du mépris des autres, tel Ulysse qui bénéficie du privilège d’écouter et de voir les sirènes à condition que les équipiers de son Odyssée obéissent à l’ordre donné de se boucher les yeux et les oreilles.
Le bon docteur Destouches rappelle souvent, de son côté, qu’il soigne gratuitement les pauvres, comme le veut le serment d’Hippocrate, dans son cabinet de Clichy-La-Garenne, mais à un moment du Voyage, avec la franchise que les salauds professent régulièrement, il se lâche : « Personne ne me payait. J’ai consulté à l’oeil, surtout par curiosité. C’est un tort. Les gens se moquent des services qu’on leur rend. La tante à Bébert en a profité comme les autres de mon désintéressement orgueilleux. Elle en a même salement abusé. Je me laissais aller, mentir. Je les suivais. Ils me tenaient, pleurnichaient les clients malades, chaque jour davantage, me conduisaient à leur merci. En même temps ils me montraient de laideurs en laideurs tout ce qu’ils dissimulaient dans la boutique de leur âme et ne le montraient à personne qu’à moi. On ne paiera jamais ces hideurs assez cher. Seulement elles vous filent entre les doigts comme des serpents glaireux [...] Attention, dégueulasses ! Laissez-moi faire des amabilités encore pendant quelques années [...] et je vous rendrai plus subtilement lâches et plus immondes encore, si et tant que vous en crèverez peut-être enfin ».
Voyage au bout de la nuit (1952), illustré par Jacques Tardi, Futuropolis et Gallimard, 2006, p.192. Au passage, il faudrait que l’on m’explique ce que les dessins de Tardi apportent à la lecture ?
Voyez aussi comme il décrit les Bécassines et leurs cavaliers auvergnats : « Les petites bonnes de Bretagne toussent bien davantage que l’hiver dernier, c’est vrai, quand elles arrivaient seulement à Paris. C’est leurs cuisses marbrées vert et bleu qui ornent, comme elles peuvent, les harnais des chevaux de bois. Les gars d’Auvergne qui paient les tours pour elles, prudents titulaires aux Postes, ne les fricotent qu’en capotes, c’est connu. Ils ne tiennent pas à l’attraper deux fois. Elles se tortillent les bonnes en attendant l’amour dans le fracas salement mélodieux du manège. Un peu mal au coeur elles en ont, mais elles posent quand même par six degrés de froid, parce que c’est le moment suprême, le moment d’essayer sa jeunesse sur l’amant définitif qui est peut-être là, conquis déjà, blotti parmi les cotillons de cette foule transie. Il n’ose pas encore l’amour... Tout arrive comme au cinéma pourtant et le bonheur avec. Qu’il vous adore un seul soir et jamais ne vous quittera plus ce fils de propriétaire... Ça s’est vu, ça suffit. D’ailleurs il est bien, d’ailleurs il est beau, d’ailleurs il est riche... »
Idem, p. 357
Et c’est cet amour avec un A que Robinson, le héros, tout comme Céline, vomit au nom de la vie, cet amour qui le tuera (par la bouche du pistolet de Madelon). Ce salaud de Céline peut bien moquer et salir les pauvres de son cabinet, de la fête foraine et d’ailleurs, car il leur a tout pris, la syntaxe, la grammaire, le phrasé, le vocabulaire, la gouaille, et puis les vêtements, l’allure, le galure, le blaze, et finalement les sentiments éprouvés, l’amour, la gentillesse, la méchanceté et même la haine. Salopard de chieur d’encre sur papier cul, enfoiré de voyeur collé au trou de la serrure, pourriture d’écrivassier bouffeur de raclures de bidet, de chiottes, que la littérature élève au rang de friandises sublimes, voleur de pauvre humanité, de vies déconfites, d’espoirs ravagés, de bonheurs minuscules, pisseur de copies immondes, qu’il faut lire avec des gants, pour ne pas se salir les mains, à défaut de pouvoir garder son âme propre. La haine des pauvres ne fait-elle pas couple avec la haine des Juifs ?
Mais il nous faut regarder également à l’horizon de la sociologie des pauvres, évaluer la rançon de la bienveillance, se demander qui supporte le coût des « excuses sociologiques ». Pour prix de leur adhésion à la Société des amis du crime, les intellectuels désargentés recrutés par le divin Marquis, apportent des fantasmes (criminosexuels) qui font gémir de plaisir les membres richissimes de l’ignoble confrérie. Ainsi va la connaissance, qu’elle échoue à séparer le capital économique de son équivalent symbolique. Savoir et pouvoir ne sont pas interchangeables mais se conditionnent et s’actualisent réciproquement.
Numa Murard (A suivre)
Extraits des statuts de la Société des amis du crime
6° On ne reçoit personne dans la Société qui ne prouve au moins vingt-cinq mille livres de rente.
7° Vingt artistes ou gens de lettres seront reçus au prix modique de mille livres par an.