• Sociologie narrative ?
    • Ne faut-il pas imaginer de nouvelles formes, une façon de sociologiser dans et par la narration ?
  • Lectures buissonnières
    • Pour reconstituer le trésor perdu de la littérature du réel. Vous avez rendez-vous avec certains livres mais vous ne savez pas qui ils sont.
  • Images et sons
    • Cette rubrique entend s’interroger sur ce que nous voyons et ce que nous entendons lors de nos enquêtes, ce qui nous frappe l’esprit parce que « ça nous regarde ».
  • Archives
    • Tous les textes publiés sur le site classés par titre et noms d’auteur(e)s. Le début d’un thésaurus à enrichir au fur et à mesure des nouvelles productions.


  • Fragments du monde
    • Penser et comprendre, voilà l’affaire de « Fragments du monde », de celles et de ceux pour qui s’enquérir a plus d’importance que de prononcer 
  • Nos rencontres
    • Nos rencontres, nos différents moments d’échanges, en présence ou à distance.
      Nos activités liées au GT35 Sociologie narrative de l’AISLF




Liens
Maison Albert Londres
Dire le travail
Non fiction
Agencements
Casiers
Université buissonnière




Sociologie(s) publique(s) ?




Projet chômage




Des récits de papier aux récits 2.0





"Tu peux faire une croix"


par Anna Reux
le 17 juin 2024

Lundi. Je suis levée depuis 7h15, dans le coltard je n’ai pas réussi à manger, je me suis extraite de la couette, nébuleuse, sourde avec la démarche d’un pingouin pour m’écrouler dans le fauteuil quelques pas plus loin.

Entorse du pouce, rééducation dans 40 minutes, ne pas abandonner mon corps avec cette thèse depuis 3 ans. S’habiller, boire un verre de thé, enfiler le manteau, nouer l’écharpe de manière à ce que ma respiration ne me rende pas aveugle au bout de quelques mètres à pédaler. Embrasser mon compagnon qui étend le linge avant de partir. Vérifier l’agenda.

"Poster lettre mutuelle"

Oups. Récupérer la lettre et enfourcher le fidèle destrier pour s’arrêter sur le chemin à la boîte jaune en métal. Mode survie activé comme si j’étais dans un jeu vidéo à la première personne. Est-ce que ce matin un automobiliste va monter sur la piste cyclable pour ne pas souffrir de l’attente d’une portion de route alternée ? Non, chouette. Ce matin, c’est un fourgon qui coupe le rond-point et qui manque de me faucher. Il est stoppé au feu rouge. Je le rattrape et lui fais signe à sa fenêtre. Il baisse la vitre.

Essoufflée :

« - Bonjour, ce que vous venez de faire est dangereux. Quand vous arrivez sur un rond-point il faut décélérer, pas accélérer. Et il ne faut surtout pas couper un rond-point. »
Ah mince, décélérer c’est un peu trop soutenu il ne va peut-être pas comprendre, zut, zut, zut, trop tard c’est dit.

Il répond : « - Oui, mais je suis pressé » et démarre en trombe en remontant sa vitre.
Rééduquer mon pouce et parler avec ma kiné qui parvient depuis peu à lâcher une main pour « faire le clignotant » comme elle dit lorsqu’elle est à vélo. Rentrer en pédalant, le nez dans l’écharpe. Petit déjeuner.

Cocher la case "Kiné à 8h20" et cocher la case "Poster lettre mutuelle".

Recevoir des textos de ma fille, flippée par les examens du brevet blanc, l’épauler, lui dire qu’elle y arrive déjà, que l’école n’est pas tout et que je l’aime fort.

Recevoir un message de ma mère. Lui répondre en ouvrant les fenêtres de toutes les chambres. Mettre un minuteur avec alarme dans 30 minutes.

Boire du thé.

Me rendre dans mon bureau.

Travailler.

Mince !

Hier, je croyais avoir traité tout l’administratif pour éviter de passer du temps ce lundi matin dessus. Ok, accepter que ce n’est pas le cas et vérifier les messages Pronote [1] de mes trois enfants.

Répondre aux enseignants du collège car problème de croissance de ma petite dernière et envoi du certificat médical impossible par la messagerie Pronote. Ensuite, message important à envoyer aux parents délégués au sujet de l’ambiance de classe du grand qui est entré au lycée :

« - Maman, j’en peux plus, les cris, ils diffusent des cris par enceinte bluetooth pendant le cours alors que la prof lit le texte en espagnol pour l’évaluation et on n’entend rien, ils diffusent des cris, c’est incroyable, maman c’est incroyable ! »

Et puis, écrire aussi à la prof principale pour expliquer que la lettre contre cette prof qui lui a été donnée vendredi dernier a été présentée comme une lettre signée par tous et toutes alors que c’est faux. Plusieurs élèves ne savaient même pas que cette lettre existait.

L’alarme bippe. Refermer les fenêtres des chambres. Retour dans le bureau.

Mince.

Je rouvre l’agenda et tout ça, qui m’a pris 1h, n’était pas écrit. Pas de case à cocher.
Nous sommes en février, cela fait depuis le mois d’octobre que je tente d’alerter le corps éducatif de ce lycée sur les situations de souffrance vécues par certains profs et élèves avec cette classe. Écrire aussi au président de l’association de parents d’élèves pour décrire tout cela, une troisième fois depuis octobre.

Ah ! Je peux cocher dans mon agenda papier "message lettre pronote". Oui, c’est drôle les gens sont étonnés lorsque je sors mon agenda papier. Beaucoup ont leur vie organisée et planifiée dans leur smartphone. Je n’ai pas de smartphone. Dans le tramway, c’est arrivé plusieurs fois qu’une personne me voit ou m’entende taper touche par touche pour rédiger un message sur mon téléphone. Si elle est accompagnée, cette personne établit un contact physique du coude ou de la main avec l’autre. Une fois le contact visuel établi entre ces deux personnes, les yeux écarquillés roulent vers mes doigts et l’objet qui s’y trouve. C’est souvent un petit pouffement d’étonnement qui sort et qui est, plus ou moins, dissimulé constatant ma pratique, désuète ? En fonction de mon humeur, je souris ou j’ignore.

Agenda_AnnaReux

Je peux cocher "Transférer mail MSH Hum.Env à Cathy - JB Fressoz" car je l’ai fait hier finalement. O JOIE !

Sortir du bureau.

Faire une pause technique et apercevoir les comprimés que mon fils prend depuis 2 semaines pour que son cerveau s’arrête et qu’il puisse avoir un vrai sommeil où il se repose tout en entier. Parti depuis la veille au soir chez son père avec ses sœurs. Il me faut retourner dans le bureau, ajouter une ligne et tracer le petit carré à côté qui attend d’être coché "Déposer médocs dodo".

M’asseoir et reprendre mon travail là où il en était vendredi dernier, il est 12h30. J’annonce à mon compagnon que je viendrai manger quand la faim sera forte. Besoin de faire ma bulle pour poursuivre la thèse.

Un petit tour sur ma boîte mail.

Réponse du président de l’association des parents d’élèves du lycée : il faut agir et soutenir. Il demande un rendez-vous avec la proviseure et la professeure principale.

Un jour, j’ai vu que j’étais allée 40 fois sur Facebook en une journée et ça m’a fait flipper, j’ai eu l’impression de me faire absorber, de me faire diriger ma vie. J’ai essayé de ne pas déprimer pour autant, hé, ho, ça va bien hein ! Je vais pas m’autoflageller non plus ! Bref j’ai retiré de mes favoris le réseau social, ce qui fait que je suis obligée de réaliser une recherche pour y accéder et cela évite les automatismes.

Mais là, je suis tellement en flippe d’écrire, de ne rien avoir d’intéressant à écrire de ces résultats de thèse que mon esprit vole en permanence et va sur la boîte mail où je peux être sûre de gagner le cocotier à chaque fois, ha, ha, sûre que toutes les 5 à 10 minutes un mail tombe, youpi !

Il faudrait couper la box…

Mais je ne peux pas, quand je rédige j’ai besoin de citer mes références bibliographiques…

Je me sens prise en otage à chaque fois que je pars m’installer devant mon ordinateur. Je dois ruser avec moi-même, encore et encore, me projeter et imaginer la satisfaction de mettre en ordre mes idées et mes expériences. Cette frustration permanente de ne pas pouvoir dire la vérité, la vérité du travail, de la manière dont il se forge, dont il prend vie en dehors de moi, en dehors de mon corps, ce travail qui me permet de sentir l’énergie de mon corps en dehors des limites corporelles tangibles. Ahhhh !!!!Parfois, j’ai envie de crier « la géographie n’existe pas ! » et pourtant ma première terre c’est mon corps et ce corps ingère des aliments produits sur d’autres terres. Ainsi, mon corps est mon premier territoire et ce corps ingère du territoire. Nous sommes ce que nous mangeons, nous sommes tellement ce que nous mangeons. J’ai omis (sciemment ?) de vous dire qu’en allant chez la kiné pour rééduquer mon pouce je me suis arrêtée dans une supérette pour acheter des paquets de gâteaux au chocolat ou plutôt à ce que l’industrie agro-alimentaire a encore le droit d’appeler chocolat ou « goût cacao » avec sa dose de sucre et d’huile de palme. Alors, oui la géographie existe elle montre que ce que je mange s’inscrit dans mon corps et façonne le territoire. Ce paquet de gâteau, je me dis « tiens est-ce que c’est belge ce gâteau, est-ce que ce que j’ai comme idée dans ma tête est réel ? » Et bim, moi qui boycotte Ferrero [2] depuis plus de 10 ans je découvre que Delacre a été racheté par Ferrero en 2016 et que l’usine se trouve dans le Nord de la France pour le marché français. Je respire et regarde le packaging avec circonspection.

Finalement, je parviens à travailler et à m’empêcher de consulter trop souvent ma boîte mail et passe un pacte avec une des 53 moi-mêmes qui se trouvent à l’intérieur : j’irai sur les réseaux sociaux à 16 h, l’heure du thé !

L’après-midi est calme et apaisé dans ma tête, je parviens à cheminer, à ordonner mes étapes de travail. Il est 20 h.

Je suis bien.

J’ai faim.

J’entends mon compagnon qui cuisine.

Les odeurs de champignons et d’ail revenus à la poêle commencent à me parvenir.
Oh ! Fulgurance, il reste une case à cocher ! Laquelle ? Vite, prendre l’inspecteur-papier des tâches et vérifier.

Non, pas « vérifier », « checker ».

Ce monde qui va vite, très vite est « boosté » et valorisé par des mots très variés empruntés à l’anglais « done », « checked », « challenge », « dead-line », « brain-storm », « to-do list »…

Résultat : "Déposer médocs dodo" à mon fils n’est pas fait, n’est pas « done ». Un texto pour lui demander s’il en ressent le besoin ou pas pour éviter que tout cela ne devienne trop automatique, réponse : oui, il les veut et il veut les « boosters » pour le midi aussi… Pas glop, pas glop, je fais prendre à mon fils un complément alimentaire qui s’appelle « booster ». Bref ne pas trop s’arrêter, ne pas trop défaire et déconstruire le monde en permanence, cela me prend trop d’énergie et j’ai tellement besoin de mon énergie… vitale.

Je saute dans mon automobile, je rejoins en 4 minutes la bretelle d’accès à la tangentielle, je roule à 80 km/heure pendant encore 4 minutes, « moi je vais vite, très vite, ma carrière est en jeu, je suis plus que politique car je suis un homme pressé, un homme pressé, un homme pressé hé hé iiiiiiiiiiii ! ». Je crie dans ma voiture, je ne sais plus si je peux chanter-hurler cette chanson [3] que j’adorais à 14 ans. Est-ce que l’on peut dissocier l’homme de l’artiste ? Je n’ai pas de réponse, je sens juste que parfois j’aimerais ne pas savoir pour pouvoir rester dans la joie, dans l’insouciance et parfois j’aimerais que le monde change, que l’on s’entraide tous et toutes pour redéfinir la géographie de la masculinité dans nos corps, dans notre manière de manger, de produire, de s’aimer.

Je sors de la tangentielle, roule pendant 3 minutes, j’ai les 2 feux verts. Je me gare.
Je toque à la porte de la maison du père de mes trois enfants. Ma plus jeune ouvre et me fait un câlin. Tiens, je n’ai pas noté dans mon agenda "faire un câlin à mes enfants" aujourd’hui. Une des 53 moi-mêmes rit, posée sur mon épaule droite à l’instar du petit diable ou du petit ange de Donald sauf que chez moi les Anna sont multiples, ni bonne, ni mauvaise et aucune n’est équipée de queue pointue ou d’une paire d’ailes.

Le moteur de ma petite automobile âgée de 27 ans tourne et mon grand duduche arrive tout sourire, ouvre grands ses bras et me fait un gros bisou. Je lui donne ses comprimés. Je dis à mon duduche que j’ai écrit à sa prof principale au sujet de la lettre collective et qu’elle a répondu qu’elle avait bien noté les noms des quelques signataires et qu’elle attendait avec impatience les vacances. La compagne de leur père me demande si j’ai eu le temps de regarder le calendrier de février à août pour organiser les vacances. Non, je n’ai pas pris le temps. Je n’ai pas pris le temps. Je retourne travailler là.

Je n’ai pas noté cela dans mon agenda.

Je les quitte et les embrasse tous les trois.

Je retourne dans mon auto, ma chère et tendre petite auto que j’aime fort, que je tente d’entretenir grâce à mon cher mécanicien. Cette voiture qui m’a accompagnée dans mes terrains de thèse, dans mon premier baiser avec le père de mes enfants, dans mon premier festival électro en blablacar jusqu’à Brest en partant d’Orléans, dans la conduite de mon vieux chat de 21 ans avec mes enfants pour l’euthanasier et ensuite l’enterrer dans le jardin de ma mère, dans mes tribulations de professeure des écoles titulaire remplaçante sur tout le département du Loiret pendant plus de 10 ans.

Bretelle, tangentielle, 80 km/heure, sortie bretelle, me garer, poser mon front sur le volant doucement. Rentrer, dîner dans le calme avec un homme merveilleux, un homme intègre, responsable qui sait être insouciant et déconnant dans des moments où ça ne met personne en danger, drôle et délicat.

Retourner dans le bureau et travailler 5 heures dans l’atmosphère nocturne qui m’enveloppe, me galvanise. Il est 2 h du matin, je fatigue, je me suis avalée 4 gâteaux du géant de l’agroalimentaire. J’ai un peu mal au ventre, je suis barbouillée comme d’habitude quand je mange ce genre de gâteaux. Je vais dans la cuisine, j’ai faim, je finis le saucisson, je me fais griller une grande tranche de pain que je recouvre d’huile. Un grand verre d’eau. Un deuxième. La douche chaude me rappelle que je ne la mérite pas. Je n’ai pas bougé mon cul du ballon sur lequel je suis restée assise environ 12 ou 13 h aujourd’hui. Je n’ai pas fait de yoga. Voilà. Je me sens trop chargée, mais je m’en vais me coucher en veillant à ne pas réveiller mon compagnon qui se lève dans 3 h pour aller travailler.

Je mets mon réveil à 9h15, 7 h de sommeil, ça ira. Je commencerai par le yoga. Les semaines où mes enfants sont chez leur père, je me permets de dérégler les horloges.

Dodo.

9h45, je me lève, 30 minutes de yoga, je me sens mieux. Je me prépare une thermos de thé que je boirai tout au long du jour. Je transfère cette vidéo de yoga à mes collègues doctorantes. L’une a fait une dépression, on en parle ? Une autre depuis le début de la thèse et son arrivée en France a pris 16 kg, on en parle ? L’autre se tord les membres régulièrement, on en parle ? Et une autre, là pour quelques mois, nous a fait un bien fou, elle a permis de nous retrouver, d’organiser des temps entre nous, entre filles. Les soirées karaoké, les après-midi tisane ou thé et jeu de développement personnel sans se prendre au sérieux mais en se faisant du bien, vraiment.

Je sirote mon thé et en ouvrant la porte à ma chère Nounouille (chatte de la maisonnée) je vois le bac de linge qui déborde. Je trie le linge clair du linge foncé et enfourne une machine avec ma veste qui fait « sérieux » en mode délicat à 400 tours/minutes et 40 degrés pour 1 h au savon de Marseille.

Il me reste 7 mois de financement pour rédiger la thèse. J’écris et vide tout ce qui ne peut pas s’y trouver.

Oui, Anna, tu peux faire une croix sur ton envie de tout écrire, tout dire dans ta thèse. Tu peux faire une croix, une grande, une grosse. Qui parle ?

Elle était si triste cette croix au début lorsque mon co-directeur et ma directrice de thèse m’ont dit :

« - Anna, il va falloir faire des choix, choisir c’est renoncer, mais vous pouvez écrire en dehors de l’objet académique ‘’thèse’’, vous pouvez écrire dans un autre cadre ».
Alors il y a des cadres, il y a des corps, il y a des espaces. Dans les thèses il est impératif d’éviter d’écrire « il y a » par exemple.

La 7ème Anna en moi rit, là, maintenant. Je ris avec elle.

Elle répète :

« - Tu peux faire une croix et tu peux être fière de toi. »

Le lave-linge a terminé son cycle délicat.


[1Pronote est le logiciel de gestion de vie scolaire le plus utilisé dans les collèges et lycées français (68% selon le Monde Diplomatique en janvier 2022). On y retrouve une messagerie pour échanger avec les adultes de la communauté éducative, des documents en lien avec la vie de l’enfant en tant qu’élève, l’emploi du temps et les devoirs avec des ressources pédagogiques.

[2Ferrero est une marque de sucreries alimentaires qui nécessite une grosse production de noisettes sous la forme de monoculture où les pesticides employés polluent gravement les systèmes aquatiques et terrestres environnants en Italie provoquant la colère des agriculteurs et autres citoyen.nes. Les produits de Ferrero consomment également beaucoup d’huile de palme ce qui conduit à une destruction de l’habitat des orangs-outangs en Indonésie à cause de la déforestation que ces cultures génèrent.

[3Chanson L’homme pressé sortie en 1996 écrite par le chanteur du groupe Noir Désir : Bertrand Cantat. Cet homme artiste musicien a tué sa femme Marie Trintignant en 2003.




tu_peux_faire_une_croix_anna_reux.pdf (pdf, 111.6 ko).