Le carnet orange sur lequel sont inscrits ces mots vient d’un magasin Point P qui vend du gros matériel de chantiers et des appareils sanitaires. La couverture l’affiche. POINT P et son cube orangé. Il n’est pas mis en vente. Il est soit donné au personnel qui y travaille, soit aux clients les plus fidèles. C’est un carnet de chantier en somme.
Sur la couverture, autour du point P, les mots n’ont aucun sens. On a beau dix fois les relire, c’est le vide. On peut donc abandonner là l’objet trouvé. Ce n’est que si l’on se décide à l’ouvrir que les lettres et les mots prennent sens : en fait l’auteur fait un jeu de mot.
Mais voulons-nous l’ouvrir ? Oh non, pense-t-on spontanément, il faut respecter la volonté du scripteur, l’interdit qu’il pose, son droit à une vie privée. Il n’est pas à nous. Il appartient au scripteur. Alors, que fait-on ? On le garde dans un tiroir ? On le jette à la poubelle ? On le donne aux objets trouvés ou aux Archives Nationales ? On met une petite annonce dans la boulangerie en bas de l’immeuble où nous l’avons trouvé ?
Non, on l’ouvre.
C’est trop excitant.
Les secrets d’autrui nous intéressent.
Toujours en couverture, on peut lire justement « POINT P CIMA donna m’était compté ».
Que veut-il dire par là ? Est-ce un code secret ? Une charade ? Une énigme ?
Ah, bon sang, nous y voilà ! Si l’on épelle à voix haute et que l’on rétablit l’orthographe, cela donne : « SI MADONNA m’était conté »
L’auteur est un malin doublé d’un joueur.
Dès lors, va-t-on y découvrir une histoire singulière ? Un journal des plaisirs ou des pages de tristesse ?
L’auteur annonce une histoire, celle de Madonna, mais qui peut-elle bien être ? Une amie, une voisine, une amoureuse, une jeune femme qu’il convoite ? Il nous faut comprendre.
Nous ouvrons la page 2 puis la page 3.
On peut y lire :
« Seule ce soir dans mes pensés pleines d’amour pour mon prochain je ne puis m’empêcher de pleurer cette fois sur mon propre chagrin
il est des jour si la mort venait elle ne serait que délivrance de cette vie où j’essayait de fleurir mon existence
la diction de ce poème m’est totalement res ..il n’est d’une plus pur que celle d’un homme malade et ça dans la vie c’est très dur »
Page suivante.
« Dimanche 2 février
Sur ce calpin ma vie,
Ma jeunesse va défiler
Sur ce calpin j’essayerai
De ne jamais tricher
Sur ce calpin je grave tout mes souvenirs
Mes joies mes peines et déjà
Oui déjà mes envie d’en finir
Signature
Fait le 2/2/86 ».
Qu’est-ce qui fait écrire Yvan ? Alors qu’il peine dans sa graphie à former les mots, Yvan veut ouvrir un calepin de ses peines. Il veut retranscrire ce qui ne va pas avec Madonna. Rien ne va plus déjà. Il veut faire comme un bilan de sa propre conduite envers elle et les autres femmes qu’il a connues. Sorte de cahier de vie, sorte d’hypomnémata – telles ceux décrits par Michel Foucault pour ces carnets individuels durant le Ier et le IIe siècle (Dits et Ecrits, tome IV, texte n°329, p. 415-430). Yvan y exprime l’envie de comprendre sa vie, de la changer peut-être, que quelque chose de sa peine se transforme.
Chaque page sera un bilan.
Chaque page sera consacrée à une journée dans laquelle une rencontre aura lieu.
Chaque page, en six phrases maximum, fera une sorte de point de situation.
Ainsi ce document sera un inventaire de vie.
L’inventaire de ses tentatives amoureuses et de son insatisfaction.
L’inventaire des défauts des filles.
L’inventaire de ce qui ne lui convient pas.
L’archive de soi, ce sont en effet ces documents où l’on essaie de ne pas tricher, ou une certaine obligation de vérité affleure, où des sentiments s’expriment et qui n’ont pas vocation à être publics, sorte de réserve de soi. En quoi cette archive intéresse la sociologie et que nous dit-elle en fait ? Est-ce qu’elle éclaire un sentiment d’appartenance au genre masculin ou bien permet-elle de voir par quel filtre le sentiment amoureux se diffuse dans les années 1980 ? Comment lire ce cahier ? Quelle valeur lui donner tant il paraît improbable et aléatoire de constituer une série qui s’intitulerait « ouvriers amoureux » ?
Pour nous, il s’agit en tout cas d’une archive exceptionnelle. Pourquoi ?
Parce que c’est un document peu commun, celui d’un ouvrier (ou apparenté) qui décrit ses sentiments, ses aventures et ses déceptions amoureuses. On ne s’y attendait pas vraiment, c’est une vue intérieure du sentiment amoureux masculin et populaire, de ses tiraillements et de ses attentes implicite : une rareté.
Après tout, ce sont le plus souvent les femmes qui tiennent ce genre de cahiers, pas les hommes, encore moins les ouvriers, pense-t-on. On ne saura jamais ce qui fait qu’Yvan outrepasse ce stéréotype. Est-ce une connaissance soucieuse de sa santé mentale qui lui a conseillé de le faire ? A-t-il parcouru un magazine dans la salle d’attente d’un médecin recommandant aux hommes d’exprimer leurs sentiments et de cesser de vouloir jouer aux durs ? Est-ce le croisement d’une perte d’emploi de vigile, d’un déménagement imposé, d’une nouvelle ville découverte, loin de ses amours, qui le fait écrire ? Toujours est-il qu’Yvan a franchi le pas, sans doute silencieusement, sans en toucher mot à qui que ce soit.
Le royaume des émotions n’est pas paisible : désirs et sentiments se suivent, se superposent et surtout s’affrontent. Le conflit intérieur suscite l’écriture lorsque celle-ci est perçue comme une réponse morale à la crise, comme un moyen de sortir de l’impasse mentale. Ce pourquoi tant de crises violentes font écrire.
Peu à peu, en dévoilant le contenu du carnet, nous proposerons une interprétation toujours fragile mais que nous tenterons de bâtir à l’aide d’archives et de documents d’époque. Nous prendrons cette archive de soi comme une archive autant privée que publique, qui donne à voir l’histoire de ce qu’on l’on arrive à énoncer sur l’autre sexe, sur ses peurs, ses révulsions et ses désirs.