Ensemble, mais pas tout à fait
Dans la cité de xxx à Saint-Denis, Mourad est mon comparse. Débarquée de Marseille pour faire une enquête sur les trafics de drogues à Saint-Denis, je n’y connais personne, les lieux, les gens, et même le vocabulaire ne m’y sont pas familiers. Même en ratissant large, impossible d’y trouver une vague connaissance, un copain d’un copain, pas même un contact par l’intermédiaire d’une obscure recommandation. Alors je vais au Centre Social du quartier, j’y passe du temps à trainer, boire des cafés, discuter avec les animateurs ou avec des habitants du quartier qui viennent là pour telle activité, tel problème administratif à résoudre ou juste pour se retrouver pendant que leurs enfants sont en soutien scolaire ou en activité de loisir. Je dis ce que je fais là : certains ne relèvent pas, d’autres commentent sur « les réseaux »ou « le trafic » de manière un peu vague, et on bavarde d’autre chose. Un jour, Mourad, qui est animateur et que je croise régulièrement me dit : « Tu veux vraiment y aller ? On va y aller ! ». Et nous voilà partis, en balades dans le quartier, au gré desquelles chaque entrée d’immeuble, coin de square, angle de rue, parking, est l’occasion pour Mourad de me raconter le trafic, ses histoires, ses enjeux, son fonctionnement, ses acteurs...
Un jour, alors que nous arpentons une extrémité du quartier jusque là inexplorée, une irrépressible envie de pisser me prend, qui ne souffre pas d’attendre, ni de revenir au centre social ou d’aller à l’appartement de la maman de Mourad qui habite le quartier. Or, se trouve là, juste devant, ce qui semble être le local d’un club de jeunes. Sur le perron, une dizaine d’hommes entre 20 et 30 ans bavardent en fumant des pétards. Laissant Mourad en plan, je fonce vers l’entrée, je demande si je peux utiliser les toilettes, un des hommes m’indique une porte au fond, j’y file. Je ferme le verrou et après m’être soulagée, je lève les yeux vers une pauvre ampoule qui pend d’un long fil au plafond et menace de tomber. En tentant de réajuster le fil à son attache du plafond, un paquet rectangulaire me tombe littéralement sur les pieds, de la taille d’une boite à chaussures, emballé de papier aluminium. A peine temps de penser : « héroïne ; ne pas y toucher ! », qu’on tambourine violemment à la porte et qu’une voix masculine forte et menaçante crie « qu’est ce qu’elle fout là celle-là ? ». J’ouvre la porte, un énorme type me saisit par l’épaule de ma veste, ses yeux vont des miens au paquet deux ou trois fois en même temps qu’il m’étreint plus fortement. Et dans le même temps, une main se pose doucement sur l’épaule de l’homme et m’apparait le visage de Mourad qui s’approche de son oreille et glisse avec un calme olympien et un air dégouté à mon égard : « t’inquiète, elle est avec moi ». Mourad m’attrape le bras, me tire vers lui doucement, amenant l’homme à desserrer son étreinte et me laisser passer. Je quitte le local toujours entrainée par Mourad, les yeux rivés sur mes chaussures. Une fois éloignés, je reprends mon souffle –je crois bien avoir été en apnée pendant l’interminable minute qu’aura duré en tout et pour tout l’incident-, je lève enfin les yeux vers Mourad qui éclate de rire. Fin de l’histoire, nous reprenons nos déambulations.
De cette anecdote, j’ai appris une chose essentielle du cheminement de recherche : la nécessité de penser et réaliser conjointement le travail de terrain et, partant, d’y associer nos comparses. Lorsque Mourad m’a proposé de me faire « entrer dans la place », il m’avait observée depuis quelques temps, peut-être même s’était-il renseigné auprès des habitants avec lesquels j’échangeais. Plusieurs fois nous avions discuté comme on fait connaissance au bistrot : d’où tu viens ? C’est quoi ton boulot ? Tu as des enfants ? Tu les as achetés où tes baskets ? Et Mourad m’avait un jour accordé sa confiance, au point de m’ouvrir la porte de son quartier et des activités de vente de drogues qui s’y déployaient. Pour brouiller les pistes, je pourrais dire que j’avais fait de même ; mais pas tout à fait. Je découvrais grâce à Mourad les composantes du trafic local : les lieux, les acteurs –vendeurs et clients-, les produits, les modes d’organisation des équipes… mais je ne travaillais avec lui ni la méthodologie de l’enquête ni l’analyse de observations recueillies.
A partir de cet incident, j’ai toujours –du moins à chaque fois que possible- échangé avec mes comparses de terrain sur la manière de procéder et sur les conclusions à tirer : je leur apprends la sociologie, ils m’apprennent le réel.
Claire Duport