Bonjour,
J’ai été visiter le site de la sociologie narrative.
J’y ai vu d’abord la sobriété et le sérieux qui président au fronton des plus anciennes universités occidentales. Les mots, les couleurs, l’architecture utilisés vous disent d’entrée de jeu : "Ici règne le Savoir’. Un titre principal, chapiteau au sommet du temple, annonce "Laboratoire" et "Bibliothèque".
Une seule image, le terme consacré se prononce "visuel", en haut à droite, nous donne à regarder une étrange famille en arrêt devant un portrait de famille, sorte de mise en abîme, invite peut être à nous scruter sans fin. Dans la peinture qui offre à voir la peinture, seule une petite fille, les mains dans le dos, dirige semble t-il ses yeux vers le lointain ; si l’on suit le mouvement de sa tête ; n’obéit pas à l’ordre implicite de fixer ce qui se doit. La représentation en pied de ce qui pourrait être un grand de ce monde, entouré de deux ancêtres pétrifiés dans la pierre. L’enfant est entourée de deux hommes figés, au point de fuite un troisième homme stationne au garde à vous. Tant d’immobilité et tant de gris dans cette représentation de la classique visite au musée, et le timide langage corporel de l’enfance qui déclame : "La vérité est dehors, la réalité est dans la lumière, après la fenêtre".
S’ensuit une citation de Thomas Mann, l’auteur de "La montagne magique". Si je me souviens bien, le gigantesque roman scrute en sourdine la déflagration de l’entre deux guerres, du haut d’une montagne dévouée aux tuberculeux. Le scalpel précieux de l’écrivain dessine des patients refusant de s’engager dans la folie du monde, attendant tranquillement une mort qui prend son temps. Toux souffreteuse, giclées de sang délicatement dissimulées dans des mouchoirs blancs, la pensée qui domine sur les brouillards d’en bas, voilà ce que m’évoque le nom de Thomas Mann. Si je me trompe je m’en fous, mon siècle a de toute façon mal aux poumons. De cette citation j’ai cru comprendre que l’essentiel d’une rencontre réside hors les mots, avant et après eux. Je retiens aussi le terme "extranéité", qui m’est inconnu, recèle un goût de sucre filé.
Et puis vient le texte. Prolixe, dense, chargé de sens, ponctué de mots rouges, de ceux qu’il ne faut pas oublier. Le texte, avec sa musique propre à l’écrit sociologique, quand la phrase n’est pas assez longue pour contenir tout ce qu’elle a à dire, quand la phrase tourne sans fin sur elle même, parce que la sociologie écrit ce qui fait société et que la société écrit ce qui fait sociologie... Je souris. Plaisir retrouvé à la langue, à cette langue, si vive d’esprit qu’elle a à peine le temps de respirer. Au détour de ce texte foisonnant, aux ramifications multiples, je découvre les "buissons de l’autodidaxie". Je me régale. Me voilà, l’autodidacte buissonnière. Je sais d’avance quel appétit je vais éprouver à vous lire, vous, sociologues narrateurs. Je sais aussi que je n’oserai pénétrer en mon nom, auréolée de mon buisson ardent d’autodidacte, la bibliothèque et le laboratoire. J’y viendrai décrypter a souffle feutré ce que vous avez à m’apprendre. Je suis l’enfant aux mains ailées qui appelle la fenêtre, avec elle la lumière d’un ciel hors d’atteinte.
Pontalis, psychanalyste de renom je crois, a écrit un petit ouvrage magnifique, synthèse de son expérience, intitulé "fenêtres". Une suite d’instantanés sensibles, de récits de vie. Avec lui, de la même école, Anzieu et son ouvrage majeur : "le Moi Peau". Inspirée de ces auteurs, j’oserai un raccourci concernant la sociologie narrative. Je l’appellerai "le Vous Sens". Les sociologues narrateurs nous regardent faire famille tant bien que mal, au travail, à l’école, dans nos loisirs ou notre intimité, au sein des institutions, noyés de papiers, administrés que nous sommes. De votre narration s’extirpe en bas relief ce "nous" indistinct, broyé par le serpent constrictor aux mille reflets de notre société néo-libérale. Nouvelle liberté effrénée de digérer, lentement, assidûment, toutes les guerres intestines. Guerres faites aux pauvres de tout poil, aux hommes de toutes couleurs, aux femmes de toutes faiblesses, aux chômeurs de tous bords et de tous régimes, aux élèves de tous les échecs, guerres latentes à tous les non conformes, haro sur les hors normes, jeunes et vieux forcément à la marge, gros, maigres, religieux, impies, consommateurs compulsifs et décroissants décrépis, guerre aux sportifs survitaminés et aux sédentaires avachis, guerre partout, tout le temps, guerre à la guerre elle même, en sous texte, née de tous les non dits.
C’est cela que je vais venir chercher au temple du savoir, ce vous et nous si fragile, ce portrait d’ensemble fait de nos faiblesses et de nos résistances, cette famille première, premier lieu de socialisation, qui a commencé par peindre de ses doigts sur la paroi du monde le sacré de la vie.
Vous m’avez demandé mon avis.
Non, le site de la sociologie narrative n’a pas les attraits d’une vitrine commerciale qui ne dit pas son nom. "Raconter la Vie" est certes une belle réussite marketing. C’est un vivier de productions en concurrence, une usine à expression calibrée et consommable, un prétexte à une démocratie édulcorée, sans beurre, sans crème, sans sucre, où il faut bouger pour se montrer, ne pas grignoter pour garder une ligne télégénique, s’autoriser à se dire avec élégance, talk show pour privilégiés triés sur le volet. Non, vous n’êtes pas cela.
Oui,le site de la sociologie narrative fait preuve manifeste d’entre soi, n’est pas facilement accessible, en ceci contredit ses propres élans. Certes, sa forme y participe. Mais surtout, sa langue. Il faut pouvoir accéder à cette langue, et tout le monde ne le peut pas. Devez vous pour autant vous taire ? Alors faisons taire toutes les voix de la littérature. Et laissons la nuit noire fermer toutes les fenêtres.
Hier à midi La Sorbonne faisait silence. Pendant ce temps nous échangions vous et moi. Je me suis trouvée bavarde. Or il est essentiel de bavarder aux terrasses d’internet, accoudés aux fenêtres ouvertes par skype, de dire de nos mots sur la paroi du monde le sacré de la vie.
Cordialement
Estelle