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En faire toute une histoire

par Annick Madec
le 6 décembre 2019

En faire toute une histoire

Raconter sans faire d’histoires ?

Joséphine vient de mourir. Centenaire. Elle aimait raconter les histoires de son village des Monts d’Arrée. Finistère. Mais elle ne voulait pas avoir d’histoires parce qu’elle avait raconté des histoires. Pour ne pas avoir d’histoires avec Joséphine, l’histoire de l’infanticide racontée ici n’a pas encore été écrite. A plus forte raison, elle n’a pas été publiée car peut-on publier, passer dans l’espace public, une histoire sans faire d’histoires, sans avoir des histoires ? Et ce même lorsqu’il s’agit de vieilles histoires oubliées de presque toutes et tous.

Il était donc une histoire à la Laé : le récit de l’histoire de Rose commence par une photographie. Mais il s’agit d’une photo qui n’a jamais été prise, qui n’a jamais existé ailleurs que dans l’esprit de Joséphine. Elle avait 6 ans quand Rose a été arrêtée chez sa mère, dans la maison voisine de celle de la famille de Joséphine, le 28 septembre 1926. Cette maison a bien existé mais elle n’existe plus. Détruite à la fin des années 50 comme pour effacer une sale histoire. Joséphine n’avait jamais vu les gendarmes venir au village. Il y a deux ou trois ans, elle me raconte qu’elle a gardé en mémoire l’image de Rose, vêtue d’un tailleur vert et jaune, encadrée par deux gendarmes. La fillette qu’elle était n’a évidemment pas compris pourquoi la gentille Rose partait ainsi. Rose était accusée d’avoir accouché clandestinement là, au village, chez sa mère, chez laquelle elle ne vivait plus depuis longtemps mais venait seulement en visite. Rose a été condamnée pour suppression d’enfant. Joséphine savait que Rose avait été en prison à Rennes où, après avoir purgé sa peine, elle a vécu quelques années en travaillant dans une pension de famille comme bonne. Atteinte de tuberculose, elle est revenue mourir, en 1938, chez sa mère, dans la maison où avait eu lieu l’infanticide. Joséphine disait aussi que tout le monde savait qui était le père de l’enfant. Le père supposé était absent au procès de Rose. Le voisinage continuait à le considérer coupable. Mais pouvait-on continuer à l’accuser de ce forfait alors qu’il faisait partie des morts de la seconde guerre mondiale ?

Il est mort dans des circonstances qui continuent encore maintenant à être discutées entre descendants des résistants et descendants des collabos. Et tous ceux qui n’étaient ni l’un ni l’autre. Avait-il cédé des sacs de farine aux Allemands contre des sacs de ciment avec lesquels il aurait réussi à agrandir son entreprise ? Officiellement, il a été fusillé par les Allemands en 1944 au moment de la Libération. Mais cette version a été tellement contestée que l’une de ses filles a mené une enquête, demandé l’ouverture d’archives militaires, pour rendre à son père un hommage qu’elle veut indiscutable. Elle a publié un livre à cet effet. Joséphine me met en garde : tu sais, elle n’est pas commode, et elle connaît du monde. Il ne faudrait pas qu’elle vienne chez moi si elle sait que je t’ai raconté ça. Pour elle, ça suffit, il ne faut plus parler de son père si c’est pour le salir. Pour le fils de Joséphine, non seulement, ce personnage ne pouvait qu’être le père de l’enfant mais il avait évidemment fait du marché noir : « Il n’a pas été fusillé pour fait de résistance, il s’agissait d’un règlement de comptes entre trafiquants. Il était d’une famille de capitalistes, chez eux, les enfants doivent se marier entre gens qui ont du bien ! ». Joséphine commence à regretter d’en avoir trop dit : ça va faire des histoires.
Mais elle est très fière d’avoir une excellente mémoire, elle sera très contente et oubliera ses inquiétudes quand elle verra la copie de l’article de journal récupéré sur Internet qui signale l’arrestation, au village, d’une certaine Rosalie le 28 août 1926. Elle tient alors à dire que sa propre famille a joué un rôle dans l’histoire de la malheureuse Rosalie que tous ne connaissaient que sous le nom de Rose. Sa mère l’aurait soutenue au cours de l’enquête et du procès, et ensuite, à sa sortie de prison, puis à son retour au village, malade, jusqu’à son décès en 1938. L’un de ses frères était à l’armée à Rennes en 1932. Il voyait Rose qui lui faisait sa lessive. Il avait été chargé de lui faire savoir qu’elle pouvait revenir sans problème chez sa mère. Elle serait bien reçue au village.

Aucun document ne peut valider ces déclarations mais les archives explorées par Annick Le Douget, ancienne greffière au tribunal de Quimper, autrice spécialiste de l’histoire de la violence, du crime et de la justice en Bretagne1, nous donnent une autre version quant à l’attitude de la mère de Joséphine durant l’enquête. Cette dernière, à la lecture des comptes rendus, est le principal témoin à charge. Rose dira, lors du procès, qu’une voisine, la mère de Joséphine, agissait par jalousie. Annick Le Douget avait volontiers accepté de mener l’enquête au tribunal, elle a réuni toutes les pièces du dossier judiciaire. Elle a rédigé un texte qui inscrit l’affaire de l’infanticide dans le contexte de l’époque. Nous avons pensé construire un récit à deux voix, celle de la juriste, et celle de la sociologue-voisine de Joséphine, en croisant nos deux enquêtes. L’une remplirait les blancs, comblerait les silences, repérés dans l’enquête de l’autre. Et vice-versa. Ou comment expliquer ce que les archives révélaient des relations entre la famille de Joséphine et celle de Rose ?

En croisant les témoignages de Joséphine avec celui de mon père, né dix ans après l’affaire et réfugié au village pendant la guerre, chez ses grands-parents, et en passant des heures à la mairie à parcourir les registres d’état-civil, nous sommes parvenues à démêler quelques fils de l’histoire familiale de Rose. Et à pouvoir imaginer les conséquences de cette affaire sur les autres membres de la famille. Une famille qui avait compté 11 enfants. Mais une famille qui s’est éteinte progressivement. La tuberculose, notamment, a emporté petits et grands. Un neveu de Rose, né après la mort de cette dernière, en 1943, serait le seul encore vivant, parti longtemps vivre dans le Nord de la France, mais revenu passer sa retraite au village. Un retraité pas commode, nous avertit la mairesse, élue de justesse, et souvent en difficultés devant des électeurs qui acceptent mal qu’elle ait décidée d’accueillir dans la commune une école alternative pour les migrants. Madame La Maire ne nous décourage pas mais la secrétaire de mairie, très intéressée par cette histoire d’infanticide, nous dit : « Ça risque de faire des histoires si vous ressortez cette affaire. ». Après des lectures publiques et présentations de ses ouvrages, Annick Le Douget a eu aussi des histoires avec des lecteurs qui voulaient en savoir tant et plus alors qu’elle traitait d’histoires remontant plus loin encore dans le temps.
L’histoire de Rose valait-elle tant d’histoires ? Fallait-il risquer d’affecter une très vieille dame, quasi centenaire ? Fallait-il poser des problèmes à une élue qui portait des projets que nous soutenions ? Etait-il possible de parvenir à anonymer complètement toute l’affaire ? L’une comme l’autre, nous avons renoncé, et remisé le dossier Rosalie dans un tiroir. Il sort aujourd’hui comme un diable de sa boîte. Joséphine vient de mourir, elle vient de quitter ce monde. Madame La Maire n’a pas été réélue, elle vient de quitter la mairie. Jean-François Laé quitte l’université mais va continuer à écrire les histoires de celles et ceux qui se débattent et s’inventent des vies possibles dans ou hors de leurs communautés de destin. Et peut-être, en dehors des obligations universitaires, continuera-t-il à lire des récits mis en scène par d’autres …

Les absurdités dans les récits de Rose

En 1926, Rose a 26ans, et le désir de vivre une autre vie que celle de domestique de ferme. Cette qualification professionnelle est celle de la justice. Son patron, veuf, dit que Rose est sa bonne depuis deux ans. La cour d’assises du Finistère la condamne à trois ans d’emprisonnement pour infanticide et à payer 942 francs au titre des frais de justice. La peine encourue est, pour ce crime, de vingt ans de travaux forcés. Mais la cour d’assises du Finistère, entre 1921 et 1930, a prononcé essentiellement des acquittements ou des peines d’emprisonnement avec sursis dès lors que les justiciables étaient des filles de ferme soumises à leurs patrons. Lesquels ne sont pas condamnés bien que la cour reconnaisse implicitement leur responsabilité. Annick Le Douget estime sévère ce verdict. L’affaire de Rose a bousculé les habitudes – la routine - de la cour. Rose refusait d’être la pauvre fille abusée par son patron. Elle refusait d’être une victime. Elle a donc raconté des histoires à la justice. Des histoires, certes absurdes, mais qui montrent sa détermination à ne pas subir le sort qui lui était destiné. Où a-t-elle trouvé la confiance en elle-même, la force intérieure, qui lui ont permis d’imaginer les différents scénarii qu’elle a proposés aux gendarmes, aux médecins, à ses juges ?

Avant d’ouvrir le dossier judiciaire, en prêtant l’oreille au récit de Joséphine, il était possible d’entendre une charge contre la famille de Rose. Pour Joséphine, le monde se divisait en deux depuis toujours, entre les gros et les petits, entre les riches et les pauvres, entre les paysans avec terre et les paysans sans terre. Mais, en 1926, tous et toutes étaient logés à la même enseigne : ni eau courante, ni électricité. Tous vivaient porte ouverte pour gagner de la lumière. Les bruits couraient sur les uns et les autres aisément car sans bruit de moteur, on entendait ce qui se passait chez les voisins. Pour la justice, la famille de Rose était une famille de pauvres : parents et enfants entassés dans une minuscule maison, les enfants loués dans les fermes environnantes. Mon père, enfant, croyait que la mère de Rose allait de maison en maison faire des crêpes et passait des heures devant l’âtre à la fois pour se chauffer chez les autres et être ainsi nourrie. Il ignorait que Joséphine et sa mère pensaient, au contraire, que la mère de Rose faisait cadeau de son temps et de ses talents de crêpière aux voisins, comme elle offrait les chaussettes et les bas qu’elle tricotait afin de montrer à tous qu’elle faisait encore partie des gens riches. Joséphine dit de la sœur aînée de Rose qu’elle était comme sa mère : elle se croyait quelqu’un. La mère de Rose était veuve depuis plusieurs années, au moment de l’affaire. Avant la disparition de l’époux, en 1911, la famille avait fait bâtir une grande maison un peu plus bas dans le même village. Il est bien possible que Rose ait bénéficié d’un peu d’empathie de la part de la mère de Joséphine comme cette dernière le racontait. Mais il est aussi certain que c’est bien sa mère qui, parmi les trois voisines interrogées, a indiqué aux magistrats les faits qui deviendront des éléments à charge. Mais cela aurait fait bien des histoires avec Joséphine si cela lui avait été raconté.

Alors pourquoi et comment Rose s’était-elle retrouvée placée comme fille de ferme à 13 ans, comme il est indiqué dans les archives ? Les registres d’état-civil nous apprennent que ses parents se sont mariés le 16 mai 1886, tous deux cultivateurs. Leur premier fils est né le 2 septembre 1886. Il était temps de régulariser la situation. Ce qui ne posait pas de problème car les deux époux appartenaient à des familles avec terre. Entre 1886 et 1907, le couple donne naissance à onze enfants. Un seul meurt en bas âge. Rose est la septième, elle naît en 1900, la deuxième fille de la fratrie. Sa sœur aînée a quatre ans de plus. Le père décède en 1911. La veuve ne peut se débrouiller pour tenir la ferme avec les enfants encore à la maison. Les deux fils aînés, alors âgés de 25 et 23 ans, sont déjà cheminots. Reste le troisième fils âgé de 19 ans qui tombera au champ d’honneur en 1916, encore célibataire. Ce qui permettra à sa mère de percevoir une pension. Pension qui fera jaser la famille de Joséphine, restée persuadée que la veuve percevait deux pensions pour la perte de deux fils en 14/18. D’où sa supposée richesse. Or les archives témoignent du contraire. Le malheureux futur poilu ne peut suffire à la tâche. La mère vend la ferme, quitte la maison à étage, et s’installe, dans le même village, dans la petite maison où aura lieu l’infanticide.


(Les maisons des voisines en 1969, Archives du Patrimoine)

La sœur aînée – celle qui se croyait quelqu’un – sera placée comme apprentie vendeuse à Brest, place obtenue grâce à la solidarité familiale. Est-ce parce que Rose ne s’entendait pas du tout avec cette sœur ou parce qu’elle a été jugée trop jeune qu’elle n’a pas été à son tour placée en ville mais à la campagne, non loin de sa mère ? La troisième fille, plus jeune que Rose d’une année, ira, elle aussi, à Brest, à la ville, où elle sera aussi dans le commerce. Rose s’entendait très bien avec cette sœur qui s’est mariée en 1925, à l’âge de 24 ans. La quatrième et dernière fille a 6 ans quand Rose quitte la maison familiale. Elle a 19 ans au moment du procès et dénonce vigoureusement les actes de cette sœur avec laquelle elle n’a pas grandi. Elle est couturière, veut à tout prix quitter la région après le drame. Elle partira à Paris d’où elle ne reviendra jamais. Elle se mariera, n’aura pas d’enfant, tiendra un commerce. L’aînée, venue en visite au village le 15 août, dira qu’elle ne savait pas sa sœur enceinte, qu’elle a appris la grossesse et l’infanticide par le journal local. Elle se marie à Brest, à 30 ans, quelques semaines après l’arrestation de Rose.
Pour la justice, l’histoire de Rose commence par une lettre anonyme signée de dix croix reçue par le Procureur de Morlaix début septembre. Impossible de savoir s’il s’agit réellement d’une signature collective. Il n’est pas question d’un infanticide mais de l’accouchement clandestin d’une demoiselle dans la nuit du 18 août au domicile de sa mère. Le 8 septembre, les gendarmes commencent l’enquête sur le lieu de travail de Rose. Ils apprennent que Rose a intenté un procès en justice de paix à l’encontre du fils d’un voisin de son patron qui aurait répandu la rumeur, mi-mai, qu’elle était enceinte des œuvres du fils de son patron. Les deux fils, l’accusateur comme l’accusé, avaient alors 19 ans. L’accusateur laissait entendre que l’accusé aurait promis le mariage à Rose pour qu’elle cède à ses avances. Rose ne dira jamais rien à ce propos. Elle obtient gain de cause, elle a été diffamée, son honneur de demoiselle était atteint. Elle obtient 3000 F de dommages qui lui coûteront cher au moment du verdict. Elle se rend en compagnie de son patron chez le voisin réclamer son dû. Le patron qui considérait que son fils avait également été diffamé avait demandé 1500F mais n’a obtenu que 400F car il n’a pas pu être prouvé que le nom de son fils avait été cité publiquement. Une somme qui n’était pas à la hauteur du préjudice que le fils avait subi car cette histoire a causé la rupture de ses fiançailles. Une ancienne patronne de Rose, chez qui elle a vécu et travaillé six ans, ne dit que du bien de Rose et explique que la famille accusatrice vit en mésintelligence avec tout le voisinage. Les gendarmes entendent le voisin accusateur qui nie être l’auteur de la lettre anonyme. Il n’a pas voulu se venger de la perte de ses 3400F. Mais il laisse entendre aux gendarmes qu’il est curieux que Rose soit partie fin juillet de la ferme de son patron dans une période où il a fort à faire pour ne revenir que fin août. Il déclare : « La rumeur publique dit qu’elle a été faire ses couches ». Le voisin accusateur peut surveiller les allées et venues de Rose quand elle est chez son patron. Mais la lettre anonyme donne un jour précis de date d’accouchement. Comment aurait-il savoir qu’il avait eu lieu dans la nuit du 18 au 19 août à plusieurs kilomètres de là ?

(La lettre anonyme. Archive judiciaire)

Rose, entendue à son tour, explique qu’elle a rendu visite à sa famille durant ces quatre semaines, elle est allée chez son frère dans le Calvados, puis chez sa mère. Elle dit aussi qu’elle n’a jamais été enceinte. Elle a passé une visite médicale le 14 mai au cours de l’histoire de la diffamation. Le certificat médical serait chez un avocat à Morlaix. Rose fait une première erreur : l’avocat fera savoir que c’est elle, et pas lui, qui est en possession de ce document. Les gendarmes se rendent ensuite au village afin d’enquêter auprès du voisinage de la mère. Personne n’a rien entendu dans la nuit du 18 au 19 août. Le maire, et voisin, a vu Rose aller au puits tous les jours entre le 7 août et le 18. Depuis le 18, il ne l’a pas vue. Les voisines l’ont bien croisée au lavoir ce jour-là. La mère de Joséphine précise qu’elle ne l’a revue que le 22. Dans l’intervalle, elle a vu une couette lavée mais restée tâchée de sang mise à sécher sur une haie à l’abri des regards.

Rose sait bien que le filet se resserre, elle fait alors une nouvelle erreur. Elle écrit à sa belle-sœur qui vit dans le Calvados et lui demande de trouver à Paris ou à Versailles un nourrisson d’un mois qu’elle prendrait en nourrice afin de pouvoir le présenter à la justice comme le sien quand la prochaine visite médicale, à laquelle elle s’attend, montrera qu’elle a bien été enceinte et qu’elle a accouché dernièrement. L’essentiel étant de pouvoir présenter un enfant vivant. Dans cette lettre, elle accuse la famille qui l’avait diffamée d’avoir écrit la lettre anonyme de façon à récupérer leurs 3000F. La belle-sœur n’en fera rien, conservera la lettre qu’elle remettra à la justice, et dira qu’elle n’en a pas compris la teneur.

Le 22 septembre, les voisines et le maire sont convoqués au Palais de justice. Le maire et la voisine propriétaire témoignent de la bonne moralité de la mère de Rose, certifient qu’elle était absente de son domicile la nuit du 18 au 19, partie veiller une proche défunte. Mais la mère de Joséphine revient à la charge, insiste sur la largeur de la tâche de sang sur la couette lavée par la mère. Rose est aussi entendue sur la tâche qu’elle impute à sa belle-sœur : « et je puis vous dire en passant qu’elle a généralement des règles abondantes. Cela tient à ce qu’elle est souffrante depuis trois années environ, car elle a eu deux jumeaux après six mois de grossesse ». Enfin, elle affirme : « Je ne puis avoir été mère, car je n’ai jamais couché avec un homme et je suis encore vierge. Je désire être visitée par un médecin pour corroborer mes déclarations.” Mais Rose fait une troisième erreur en écrivant à nouveau, quelques jours plus tard, à sa belle-sœur pour la presser de trouver un enfant, toujours à la seule fin de pouvoir à nouveau accuser la même famille de diffamation. Elle pensait pouvoir exiger cette fois 10000F nécessaire pour élever l’enfant et ouvrir le commerce dont elle rêvait.

Le mariage peut-être, le commerce sûrement, en tous les cas, tout indique que Rose voulait changer de condition. Ses deux sœurs se sont mariées à un an d’intervalle au moment où la perspective d’un mariage avec le fils de son patron tournait court. Après l’hécatombe de 14/18, il n’était guère aisé de trouver un soupirant acceptable en restant à la campagne. Rose pensait depuis longtemps à gagner la ville. Etre à son compte, ne plus dépendre d’un patron, c’était retrouver une place parmi les riches, les gens bien. Etre comme ses sœurs. Ces deux lettres, dans lesquelles elle explique ses projets, auront des lecteurs attentifs au moment du procès. Attentifs et indignés sans aucun doute. Rose est arrêtée, le 28 septembre, chez son frère cheminot, près de Morlaix. L’examen médical qu’elle subit le jour même conclura qu’elle a été enceinte et a accouché entre 4 à 6 semaines auparavant.


(Le lieu de l’accouchement :le croquis du grenier. Archive judiciaire)

Rose craque. Elle reconnaît l’accouchement d’un enfant mort-né et déclare qu’elle a été déposé le cadavre de l’enfant dans la tombe de son père au cimetière du village. En chemin pour se rendre au cimetière, dans la voiture où elle se trouvait avec le procureur, le greffier, le juge et le médecin, elle réalise son erreur - sa faute - et revient sur cette déclaration. Demi-tour, inutile d’aller jusqu’au cimetière, elle explique qu’elle a étranglé l’enfant avec un lacet et qu’il est enterré derrière le tas de foin chez sa mère. Elle a également dit, pendant ce court déplacement, que sa famille était au courant de sa grossesse. Encore une erreur, sur laquelle elle reviendra quand il s’agira pour la justice d’établir si des membres de la famille étaient présents et complices. Une sœur, une belle-sœur et deux frères dormaient dans le logement exigu la nuit de l’accouchement. Tous affirmeront n’avoir rien vu, rien entendu. Tous diront ne pas avoir vu que Rose était enceinte de 9 mois. La sincérité de la mère sera mise en cause. Pour les magistrats, ses nombreuses grossesses devaient lui donner un œil averti. Mais il a été vérifié qu’elle n’était pas présente la nuit de l’accouchement. Rose déclarera que si sa mère avait été là, elle n’aurait pas étranglé l’enfant. La préméditation n’est pas retenue car Rose avait pris soin de préparer des petits draps de berceau qu’elle avait présentés à sa mère comme des torchons. Lors du procès, le fils du patron fait son service militaire au Maroc, il est représenté par son père. Rose continue à affirmer qu’il est le père de l’enfant, il continue à le nier. Mais les juges doutent visiblement de son innocence. Rose n’est pas acquittée, elle est condamnée à trois ans d’emprisonnement pour avoir voulu faire payer à ceux qui l’avaient dénoncée – du moins le croyait-elle – le prix de son déshonneur et de sa liberté. Comment aurait-elle pu ouvrir son commerce avec le statut de fille-mère encombrée d’un enfant en bas âge ? Le président du jury lui demande si elle a rendu les fameux 3000F. Elle répond : non. Dommage. Elle prend trois ans. Elle avait écrit à sa belle-sœur : “C’est triste de perdre une si grande famille pour une affaire si bête”.

Mais comme le remarquait Joséphine, sur la fin de sa vie, les riches du village avaient tous perdu dans de bêtes histoires d’enfants. La famille de Rose était aux yeux de Joséphine une grande famille, en réputation et en nombre d’enfants, une famille riche. En réalité, trop nombreux pour se partager les terres des parents, avec un père disparu trop tôt, les enfants n’ont pas eu des vies de riches. A l’inverse, les familles de riches, de propriétaires, qui, sans se soucier des prescriptions de l’Eglise, ont eu un ou deux enfants, ont perdu aussi pouvoir et richesse quand les enfants sont morts trop tôt, sans héritiers. Rose aura été veillée, à l’article de la mort, par sa mère et l’épouse du maire. Jusqu’au bout, elles ont voulu rester entre elles, la mère de Rose ne voulait fréquenter que des gens de son rang, répète Joséphine.

(La lettre de la benjamine à sa belle-sœur. Archive judiciaire)
Faut-il laisser le mot de la fin à Joséphine ? La photographie qui n’a jamais existé ne correspond pas à la description du dossier de justice. Le tailleur n’était pas vert, la robe était en laine grise. Alors quand Joséphine raconte que sa mère a entendu, en étant sur le pas de sa porte, Rose dire dans un dernier souffle : “Celui qui m’a fait tant de mal sera puni un jour.”, faut-il la croire ? Cette prédiction ouvrirait une nouvelle histoire : celle de la mystérieuse mort du supposé père de l’enfant de Rose. Père d’une fille prête à chercher des histoires à quiconque s’aventurerait à raconter l’histoire de son père.