Poulette Crevette
Par Alice
Poulette Crevette. Sur la première de couverture, on pouvait voir une petite poule à la drôle de couleur. Dans mes souvenirs, son plumage est d’un violet tirant vers le rouge, une sorte de teinte qu’on ne peut définir avec des mots. Ou alors, je ne connais juste pas assez de termes pour décrire les couleurs. C’est possible aussi. En même temps, quand je relis ce titre, Poulette Crevette... Je me dis qu’il serait tout à fait possible que les plumes soient de la même teinte qu’une crevette. Du moins, ça serait logique. Toujours est-il que je me souviens de ce livre. On y découvre la vie d’une petite poule différente de ses congénères, de part la couleur de son plumage.
Si vous me demandez des détails, je ne pourrais pas vous en dire plus. Étant destiné à des enfants, sûrement qu’il y avait un message pédagogique derrière, sur le fait que nos différences font nos forces. Mais alors, comment Poulette Crevette a-t-elle réussi à faire de sa drôle de couleur une force ? Impossible de m’en rappeler. En même temps, déjà réussir à se souvenir de la trame principale d’un livre lu durant
mon CP, ce n’est pas si mal. La maîtresse nous avait fait étudier d’autres ouvrages illustrés, mais il n’y a que cette poule qui me revient en tête. Peut-être est-ce parce que je n’ai jamais su définir la couleur de ses plumes ? Ou parce-que je me suis coupée le doigt avec l’une des pages en papier glacé ? Toujours est-il que c’est l’un de mes souvenirs les plus clairs du CP.
Une année qu’on dit être importante chez un enfant, puisque c’est là que l’on commence l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Cette année a été d’autant plus cruciale pour moi, car je venais de déménager de Dourdan, une ville d’Île-de-France, à Trédaniel, un village de campagne où mes parents habitent encore aujourd’hui. Cette rentrée de CP, elle a été aussi stressante pour moi que pour Maman. Elle n’avait pas pu être présente ce jour-là puisqu’elle commençait tout juste son travail à l’hôpital. C’est donc Papa qui m’a accompagné. Je me vois encore petite fille, à tenir sa grande main toute chaude du bout des doigts en regardant ces inconnus s’amasser sous le préau de la cour. Je voyais des enfants se retrouver après les vacances d’été, des adultes avoir des discussions de grandes personnes, et puis il y avait moi, la fille venue d’ailleurs. Cette image m’est restée collée à la
peau toute la primaire. Pour eux, j’étais la parisienne, celle qui n’était pas intégrée dans ce village où les familles se connaissent depuis dix générations.
La petite parisienne, qui n’avait pourtant mis les pieds dans la capitale qu’une seule fois, n’était pas vraiment la bienvenue ici. Dès ma rentrée, Papa a sympathisé avec notre voisine de quartier. Sa fille Juliette m’a tout de suite souri et fait visiter l’école. En y repensant, je crois que c’est la seule qui ne m’a jamais vu comme une étrangère, quand bien même j’ai fini par sympathiser avec les autres. Rien d’étonnant donc à ce que Juliette soit la seule amie d’enfance qui m’est restée.
Revenons à cette année de CP, cette période où l’on sort de la maternelle pour devenir un élève de primaire. Contrairement aux autres, j’avais passé ma maternelle en ville, dans deux écoles différentes. Maman m’a dit que j’avais du changer d’école car on était trop d’élèves pour passer en grande section. L’effet Baby Boom des années 2000 sûrement... Toujours est-il qu’avec ces changements d’établissements, j’ai eu l’occasion d’avoir différentes maîtresses. Si elles étaient gentilles ou non ? Je ne m’en souviens pas. Comment étaient-elles physiquement ? Il me semble que
la dernière avait des cheveux blonds et bouclés... À moins que je la confonde avec le conte de Boucles d’or qu’elle nous avait lu. D’après mes parents, le principal point commun qu’elles ont entre elles, c’est la négligence qu’elles ont face à mon cas. En effet, comme Poulette Crevette, j’ai moi aussi ma petite différence : ma tenue de crayon est mauvaise. Il n’est pas rare pour des enfants en bas-âge de prendre leurs feutres n’importe comment. Le rôle des enseignants est alors de corriger
cette position maladroite. Mais pour moi, ça n’a pas été le cas.
Pourtant, mes parents avaient signalé mon problème aux maîtresses. Toutes leur avaient sorti des phrases bateaux de type « mais ça arrive à tous les enfants », « ça va changer avec le temps », et le fameux « il ne faut pas s’inquiéter ». Résultat, j’ai vingt ans, et mes parents s’inquiètent toujours autant parce que j’en souffre encore de cette fichue tenue de crayon. Petite nuance quand même pour ma maîtresse de grande section qui avait eu l’idée de me mettre un cale-doigt afin de maintenir une bonne position d’écriture. Qu’est-ce que j’ai pu détester ce petit bout de plastique orange...
Mes premiers souvenirs de douleur à la main remontent d’ailleurs à l’usage de ce fameux cale-doigt. C’était le dernier jour de ma grande section, juste avant que je déménage. La maîtresse nous avait donné un dessin à colorier, et ça, c’était typiquement le genre d’activité que j’aimais. Comme je voulais toujours que le rendu soit parfait, je choisissais méticuleusement mes crayons de couleur, et puis je faisais attention à ne surtout pas dépasser ! Mais quand j’étais à l’école, je ne pouvais pas me permettre ce luxe. Ce n’était pas comme à la maison, il fallait aller vite pour pouvoir le rendre à la fin du cours. Alors que tous les autres coloriaient tranquillement, sûrement sans soucier du temps qui passe, moi je devais me dépêcher. Parce que ma main était lente et que mes doigts étaient crispés sur ce petit bout de plastique, je ne pouvais pas prendre de plaisir à colorier. J’avais l’impression de tenir quelque chose de difforme dans ma main : la grosseur du cale-doigt était ridicule par rapport à la taille du crayon. Déjà que je souffrais de me voir imposer une maintenue de crayon différente de la mienne, il fallait en plus que je me retrouve avec cette chose absolument grotesque à mes yeux. Je me demande encore si cet outil a vraiment pu aider quelqu’un...
Il m’était impossible de colorier vite dans cet état. Mais enlever le cale-doigt n’aurait
sûrement pas amélioré ma rapidité. Ma tenue de crayon habituelle était tout aussi lente, tout aussi douloureuse, tout aussi pénible. À mon plus grand regret, elle l’est encore aujourd’hui. Mais la douleur physique que j’ai ressenti ce jour-là était spéciale car c’est le premier souvenir que j’ai de la pression mentale qui accompagne mon écriture manuelle. Voir les autres finir leur coloriage, contents d’eux-même, alors que ma page était encore bien blanche et que ma main menaçait de craquer à tout moment... C’était tout simplement décourageant. Maintenant que j’y pense, ça m’a
amené très tôt à me comparer aux autres. Parce qu’il fallait aller aussi vite qu’eux, il fallait suivre le rythme, coûte que coûte. Je ne voulais pas être remarquée pour ma lenteur. Au final ce jour-là je n’ai jamais pu finir ce foutu coloriage.
Ma relation conflictuelle avec mon crayon a continué durant tout mon CP. Contrairement à la maternelle, l’école primaire nécessite constamment l’usage de cet objet de torture. En même temps, apprendre à écrire sans stylo, cela paraît un peu compliqué. Je me souviens des cahiers à grosses lignes où la maîtresse nous faisait recopier des lettres, des mots, et puis des phrases entières. Mon écriture paraissait toute tremblante à côté de celles de mes camarades, elle ne ressemblait absolument pas au joli tracé fait par la maîtresse sur le tableau. Encore aujourd’hui, je garde une
honte de ma calligraphie imparfaite, quand bien même celle-ci est moins brouillon que durant ma primaire. Il y a trois mois, quand j’ai commencé à donner des cours de latin à des quatrièmes, j’angoissais terriblement de devoir écrire au tableau. Tout mon cours est tapé à l’ordinateur et projeté sur l’écran. La première fois que j’ai noté quelques mots sur cette surface blanche, je me suis instinctivement excusée auprès de mes élèves pour mon écriture. Mes joues devaient aussi rouges que mon crayon, parce que j’avais honte de montrer ça.
Lorsque j’étais petite, j’avais tellement espoir que mon style s’améliore... Je voulais avoir écriture aussi jolie que celle de Maman. Mais rien de tel n’est arrivé, et le stress de devoir copier ne serait-ce que quelques mots au tableau n’améliore en rien la situation. Que se soit durant ma primaire, mon collège et même à la fac, si je peux éviter d’écrire manuellement, je le fais. Être professeur m’a cependant forcé à faire ce que je redoutais tant. Ce n’est peut-être pas si mal, parce que c’est en pratiquant qu’on prend confiance. Il y a quelques semaines, Tinaïg m’a dit : « Madame, vous vous êtes améliorée pour écrire au tableau ». Il ne saura
probablement jamais à quel point ces mots m’ont fait du bien.
C’est au cours de mon année de CP que j’ai arrêté d’utiliser ce foutu cale-doigt. Je m’en plaignais souvent à Papa et Maman, et ils ont fini par comprendre que ça ne m’aidait en aucun cas de le garder. Avec ou sans, j’étais de toute manière lente à recopier, avec des douleurs toujours présentes et une écriture toujours aussi bancale. Au moins, en retirant le cale-doigt, je n’avais plus la désagréable sensation de tenir un objet difforme. Ça restait un objet de torture, mais au moins, j’avais un peu plus de style. Après tout, avoir des jolies fournitures scolaires, c’est important ! Cette année-là, Maman m’avait acheté une colle violette à paillette, j’en étais très fière. Je me demande si elle se fait encore...
À part avec l’écriture, je n’ai pas souvenir d’avoir souffert d’autres problèmes durant mon CP. Pourtant Maman m’a dit plusieurs fois qu’elle s’était aussi inquiétée pour la lecture. Apparemment, j’ai mis du temps à apprendre à lire, du moins en comparaison des autres élèves. Elle a sûrement dû parler avec d’autres mamans à la sortie des classes, parce que oui, il y avait rarement des papas à attendre dans le couloir. Le sujet de prédilection des parents, c’est leurs enfants. J’imagine bien
Maman stresser en remarquant que sa chère fille ne sait pas encore lire plus de trois mots d’affilés, alors que la mère de Jean-Charles-Machin-Truc dit fièrement que son fils lit des romans de 300 pages depuis sa première année. Ironie à part, je dois bien admettre que de mon côté c’est assez flou.
Je me souviens de Poulette Crevette, mais pas d’avoir lu Poulette Crevette. D’ailleurs, je me demande même comment j’ai appris lire... Pour l’écriture, le processus me revient en tête, mais impossible de m’en rappeler pour la lecture. L’apprentissage devait sûrement se faire à l’oral, parce que je ne crois pas avoir gardé de trace écrite dans mes cahiers de primaire. Lætitia, ma maîtresse de CP, devait peut-être nous faire répéter les syllabes, et puis les mots, afin qu’on enregistre les sons et
le visuel en simultané. Tout cela ne reste que supposition, parce que la lecture ne m’a pas paru être un obstacle comme l’écriture. Il est tout à fait possible que j’ai eu du mal pendant l’apprentissage, mais ça ne m’a pas marqué. Quand Maman évoque ce souvenir, elle parle d’une période bien précise, chose dont je suis incapable de faire pour un si jeune âge. Est-ce quelqu’un arrive vraiment à se souvenir d’une chronologie aussi pointue que des semaines ou des mois pour ses cinq ou six
ans ? Toujours du point de vue de Maman, elle me répète qu’elle en avait parlé à Lætitia. Ma maîtresse avait alors dit : « il n’y a pas à s’inquiéter, Alice saura lire avant les vacances de Noël ». Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. Comme quoi, il fallait juste me donner du temps pour que j’yarrive. J’ai toujours eu un faible pour la lenteur.
Le reste de ma primaire s’est relativement bien passé au niveau scolaire. Dans mon école, il n’y avait pas de note. Les enseignantes mettaient simplement des points de couleur pour valider l’acquisition des connaissances. La majorité de mes copies avaient du vert, parfois du jaune, quelques fois du orange... Et si par malheur un point rouge se trouvait inscrit, on pouvait être sûr de voir me voir pleurer. Je n’ai pas en tête un souvenir concret de la réaction de mes parents quand ça arrivait, mais je peux très bien l’imaginer. Comme j’étais une bonne élève et que j’avais rarement des
mauvais points, ils ne me grondaient pas. Au contraire, j’étais tellement déçue de moi-même qu’ils étaient obligés de me réconforter avec des phrases du genre : « mais faut pas pleurer pour ça », « tu feras mieux la prochaine fois », « ce n’est qu’un point, c’est pas grand chose ». Ce qui dans les faits est totalement vrai, ce n’était qu’un point. Et aujourd’hui, ce ne sont que des nombres. Mais je ressens
toujours le même sentiment d’échec quand je vois un résultat qui n’est pas en accord avec mes attentes.
La vision du rouge sur une copie m’angoisse, alors qu’en vrai, c’est une très jolie couleur. C’est même dans mon nom, Rougier. J’ai beau être passé par les classes préparatoires, qui sont censés te faire relativiser la valeur d’une note, je n’arrive toujours pas à me débarrasser de cette sensation d’avoir raté. Je me sens même mal quand je dois mettre des notes en-dessous de la moyenne à mes élèves. Le paquet de copie qui m’attend sur mon bureau me fait de l’œil. Je n’ai pas pu résister à la tentation ce matin, j’ai survolé les copies avant d’aller prendre mon petit-déjeuner. Depuis, je tente de revoir mon barème de correction afin d’éviter de trop plomber la moyenne. Bien sûr, je veux mettre des notes justes, en adéquation avec le travail proposé... Mais je sais aussi à quel point cela peut être décourageant, une mauvaise note. Malgré mes facilités scolaires, j’ai suivi des cours de soutien à l’école. Après la pause goûter dans la cour de récréation, où les garçons s’amusaient à faire exploser leur compote vide, nous nous retrouvions en petit groupe dans la classe des grandes sections-CP. Plusieurs ateliers étaient
proposés, notamment pour améliorer la concentration. Je me revois en face-à-face avec Florentin, en se tenant le menton l’un de l’autre avec un visage concentré. La classe était calme, à l’exception de quelques éclats de rire qui rythmaient l’atelier. Mais nous, nous n’avons pas lâché un son, il ne fallait pas. Ce jour-là, nous avons été les grands gagnants du tournoi du jeu de la barbichette. Pourtant, ce n’était pas dans mes habitudes de gagner.
Un autre atelier me vient en tête à ce sujet. Il s’agissait d’un exercice de français, puisque la maîtresse nous faisait une dictée. Ma main droite toute tremblante, j’essayais de tenir le rythme en faisant le moins de fautes possibles. Mais cela
allait tellement vite pour moi que je n’avais pas le temps de réfléchir à ce que j’écrivais. J’utilisais alors une technique que la langue française déteste : écrire à l’écoute. Résultat, ma copie était celle qui avait le plus de fautes. Impossible de différencier le « er » de l’infinitif du « é » du passé composé si on ne fait que l’écouter. Il faut analyser la phrase, mais pour ça, il faut avoir le temps de le faire. Cette situation de perdante, elle s’est répétée à chaque dictée. Je ne me souviens pas avoir un jour était ne serait-ce qu’été l’avant-dernière. Mon sentiment d’échec se renforçait lorsque je voyais le gagnant recevoir son cadeau : un petit dragée rose.
Petite Alice savait déjà que je ne l’aurais jamais ce foutu bonbon. Pourtant, ce n’était pas faute d’essayer ! J’avais envie de progresser, et l’appât du gain motivait encore plus la gourmande que je suis. Mais ma main refusait d’écrire plus vite, mon cerveau n’avait pas le temps d’appliquer les règles de grammaire, d’orthographe et de
conjugaison. À cause de ce sentiment d’échec, je me suis mise à détester les dictées. Pourtant, Papa me répétait que c’était le meilleur moyen de s’améliorer en français. Il avait même imprimé plusieurs feuilles avec de courts textes pour m’en faire faire à la maison. L’idée même d’échouer devant lui me rendait anxieuse. Je voulais être une élève parfaite, lui montrer que je savais apprendre toute seule
et que j’étais indépendante, alors même que j’étais en train d’apprendre. Si seulement petite Alice avait eu un peu moins de fierté, elle aurait accepté le fait que faire des fautes, c’était totalement normal. Je crois que l’on a fait qu’une ou deux séances de dictée. J’étais peu motivée à les faire, parce que je n’aimais pas ça et que ça me rendait ronchon. Lorsque Papa corrigeait mes fautes, je me vexais à la moindre remarque. Je savais pertinemment qu’il avait raison, mais je me sentais
humiliée d’avoir à nouveau échoué. Alors je me fâchais, il me grondait, et je finissais par pleurer. Au final, j’ai encore plus détesté les dictées. Et il m’en a fallu du temps pour me réconcilier avec elles.
J’aimais bien le français, mais mes lacunes à l’écrit faisaient que je me pensais nulle dans cette matière. Arrivée au collège, je voyais mes amis proches avoir des copies propres alors que les miennes étaient bourrées de fautes. Des ratures, du blanco et les traits rouges rajoutés par mes professeurs rendaient le final presque artistique. En troisième, j’ai eu la chance d’avoir une excellente professeur de français. Je me souviens encore de son physique, mais impossible de retrouver son nom... Et ce n’est pas comme si je pouvais compter sur l’aide de mes parents, ils sont
encore pire que moi pour retenir ce genre d’informations. Toujours est-il que cette professeur a changé ma relation au français. Elle nous faisait faire une dictée par semaine. Je vous laisse imaginer ma panique lorsqu’elle nous a annoncé ça en début d’année. Chaque Jeudi matin, j’avais la boule au ventre à l’idée de devoir faire cette dictée. J’ai mis un moment à m’habituer, surtout que mes résultats n’arrivaient jamais à la hauteur d’Astride, ma meilleure amie de l’époque et première de la classe. J’étais constamment derrière elle, alors même que j’étais aussi une bonne élève. Mes dictées semblaient bien médiocres à côté des siennes, mais avec du recul, je me suis vraiment améliorée à cette période là. Mes fautes de français ont drastiquement diminué, et j’ai commencé à apprécier écrire des histoires. Enfin le terme écrire n’est pas exact, il vaudrait mieux dire taper. Parce que oui, il n’y a qu’à l’ordinateur que j’aime écrire.
Revenons-en maintenant aux ateliers de l’école primaire. Malgré mon désamour des
exercices de dictée, j’adorais y participer. Pourtant, ce n’était pas le cas de tous les élèves. Rester à l’école plus tard que les autres, ça devait paraître contraignant pour certains. Mais pas pour moi, parce que j’aimais être à l’école. Les ateliers étaient d’autant plus amusants que nous n’étions qu’une poignée d’élèves. Les maîtresses préparaient des petits jeux tout en nous aidant dans nos difficultés. De toute façon, ces ateliers étaient toujours une meilleure option que la garderie. J’étais une
habituée de cet endroit parce que lorsque Maman était du soir, c’était Papa qui devait venir me chercher. En tant qu’ambulancier, il ne pouvait pas se permettre de venir me prendre à la sortie de l’école. Il essayait toujours de s’arranger avec ses collègues mais même en partant à 18h du travail, il lui restait encore une demi-heure de route pour rejoindre notre village. J’étais donc souvent dans les derniers à partir la garderie.
De cet endroit, je ne garde pas particulièrement de bons souvenirs. Après le goûter au pain dur avec du beurre et quelques carrés de chocolat, on devait aller faire nos devoirs dans la salle informatique. J’étais toujours la dernière à les finir, comme en classe. Je crois même que parfois je n’avais pas le temps de les terminer, parce qu’il était l’heure d’aller rejoindre les autres dans la cour ou dans la salle de jeu. Autant j’aimais l’école le jour, lorsqu’on était en classe avec la maîtresse, autant l’école de fin de journée me semblait ennuyeuse à mourir. Et je ne parle même pas de la
garderie du matin où je ne faisais que penser au lit que j’avais quitté bien trop tôt à mon goût.
Lorsque je rejoignais la garderie du soir, c’était toujours extrêmement bruyant. Bien sûr, cela paraît logique vu que la pièce grouillait d’enfants. Mais petite Alice entendait déjà ce vacarme, et elle le détestait sûrement encore plus que moi maintenant. J’étais censée avoir le même âge qu’eux, et pourtant, je ne m’y retrouvais pas du tout. D’ailleurs, un souvenir particulièrement marquant me revient en tête : ce jour-là, j’étais encore la dernière à avoir fini mes devoirs. Après avoir quitté la
salle informatique, j’entrais dans la garderie par la porte vitrée, où de vieux coloriages étaient affichées depuis des années. Une fois dans la salle, je remarque Laurence en train de s’en prendre à Martin, un de mes voisins. Il était assez turbulent lorsqu’il était enfant, alors ce n’était pas rare qu’il soit puni. Mais cette fois-là, il s’est passé quelque chose que je ne pourrais jamais oublier. Rien que d’y
repenser, je me sens mal. Un sentiment d’angoisse me vient en me remémorant cette scène, mon corps en tremble même. L’incident s’est passé dans le fond de la garderie, là où se trouvait le tapis-route des petites voitures. Je ne sais pour quelle raison, mais ce jour-là Laurence encore plus en colère que d’habitude. Elle tenait d’une poigne ferme mon voisin, et le fusillait du regard en lui criant dessus. La scène semblait déjà violente à mes yeux, mais quelque chose d’encore plus grave a
suivi. Je revois Laurence baisser le pantalon et le slip de Martin avant de lui mettre une fessée déculottée devant tout le monde. Après que le bruit de la claque est résonné dans la pièce, il y eu comme un instant en suspend, avant que des rires éclatent. Toute la garderie semblait hilare, alors que les pleurs de mon voisin s’étaient amplifiés. À moi, la scène me semblait surréaliste. J’étais là, pétrifiée par ce qu’il venait de se passer, alors que les autres enfants riaient à gorge déployée. J’avais l’impression de voir la scène comme une spectatrice. La distance entre eux et moi était si grande, que c’était comme si je n’étais pas là. La seule chose qui me ramenait à la réalité, c’était les grosses larmes qui coulaient sur mes joues. Je ne sais pas quand j’ai réussi à me calmer ce jour-là...
Tout cela pour dire que je n’aimais pas la garderie. Je ne pouvais pas l’aimer parce que j’étais à l’école mais sans apprendre, et que j’étais obligée de côtoyer des enfants avec qui je n’avais rien en commun. Le jour de la fessée déculottée, j’aurais préféré être ailleurs. J’aurais préféré pouvoir prendre mon goûter à la maison et faire mes devoirs sur la moquette de ma chambre. J’aurais préféré fuir mon école, parce qu’après 16h30, si je n’étais pas aux ateliers, ça ne valait pas la peine de rester.
La Poulette Crevette que je suis a traîné son problème d’écriture tout au long de sa primaire. Plus je passais les classes, plus je devais écrire. Mon poignet était douloureux, et j’étais toujours aussi lente. Enfin comparée à ma classe bien sûr. En y réfléchissant, de mon CP jusqu’à mon CM2, j’ai bien dû améliorer ma vitesse d’écriture, mais elle n’était pas suffisante pour être au même rythme que mes camarades. Je me souviens d’une récréation en CE2, où la maîtresse était partie dans la cour avec la plupart de ma classe. Il ne restait plus que Romane, Erwan et moi, qui étions les plus lents à écrire. Alors que l’on entendait des enfants jouer et s’amuser dehors, nous nous étions coincés en classe à tenter de recopier vite pour pouvoir les rejoindre. Bien entendu, Romane et Erwan avaient fini avant moi. Mais je me souviens qu’ils étaient restés me tenir compagnie, et qu’on avait bien ri parce que Erwan, c’était le petit rigolo de la bande. Lorsque la maîtresse était revenue avec
les autres, signe que la classe allait reprendre, je venais à peine de terminer de recopier ce qui était au tableau. En y repensant, je n’ose même pas imaginer l’état de ma main. Mes doigts devaient probablement être crispés, mais il fallait reprendre l’écriture d’une énième leçon.
La douleur de ma lenteur était autant physique que mentale. En CM2, on avait étudié le « Dormeur du Val » de Rimbaud. Géraldine, notre maîtresse, avait demandé qu’on dessine le poème avant de l’écrire. Je me souviens de mon dessin parce que j’en étais assez fière : j’avais tracé un grand val où se trouvait en homme endormi sous un arbre, des fleurs et des haillons de vêtements l’entouraient. Il avait deux trous sur le côté droit. Après mon magnifique dessin de cadavre, je devais recopier le poème écrit au tableau. Ma main avait déjà souffert avec les crayons de couleur,
mais je n’avais pas d’autre choix que de reprendre un stylo bleu pour écrire. Les plus rapides avaient déjà fini de copier le poème lorsque je le commençais à peine. La maîtresse s’impatientait sûrement, quand bien même elle était toujours gentille. Mais moi, je ne pouvais pas aller plus vite. J’étais quelqu’un de fier mais j’avais mes limites. Alors qu’il me restait encore une strophe à écrire, j’ai fini par craquer. J’ai lâché mon crayon, sentant que j’étais arrivée à bout. Ce n’était plus seulement mes
doigts, plus seulement mon poignet, mais c’était tout mon bras qui me faisait mal. Même mon épaule me titillait. Et toute cette douleur seulement pour un poème illustré.
Ce jour-là, la maîtresse avait pris pitié et avait accepté que l’AVS d’Alexis vienne finir d’écrire ce satané « Dormeur du Val ». Moi je ne n’avais pas reçu deux balles sur le côté droit mais une dans mon bras et l’autre à mon ego. L’aide que j’avais reçu m’a soulagé physiquement mais c’était un réel coup pour mon mental. J’avais honte, si honte de pleurer, de craquer, d’abandonner l’écriture d’un poème que tous mes camarades avaient déjà fini de recopier. J’étais triste et amère, mais surtout en colère. En colère contre moi et contre les autres, contre ma main et contre le fait même d’écrire.
En voyant que ma tenue de crayon continuait de m’handicaper, mes parents ont cherché différents moyens pour soulager ce poids. Après le cale-doigt, j’ai eu le droit à un stylo spécial, fait pour maintenir les doigts dans une bonne position. C’était un Stabilo rose, dont la forme incurvée lui permettait de bien tenir en main. Je l’ai eu durant mes dernières années de primaire, en pensant que grâce à lui je pourrais ré-apprendre à écrire et être enfin dans la norme. Les débuts étaient difficiles
puisque cette position n’était pas naturelle. Je me suis forcée à continuer, et mon poignet s’est petit à petit habitué. J’avais désormais deux manières d’écrire possibles, la conventionnelle et la personnalisée. Mais ne vous faîtes pas d’illusion, ce Stabilo rose n’a pas pu régler mes douleurs et ma lenteur. Je n’avais pas mal à cause d’une mauvaise tenue de crayon, mais parce que cette position n’était pas la mienne. Cela faisait déjà quelques années que j’écrivais avec ma main tordue, alors
même en m’adaptant à la manière conventionnelle, les douleurs ne partaient pas. En plus de ça, mon écriture était encore plus tremblante que d’habitude. C’était un peu comme demander à un droitier de copier avec sa main gauche, sauf que moi j’utilisais toujours ma main droite. En tentant de m’habituer à la position conventionnelle, je devais me concentrer encore plus pour que ma
calligraphie soit lisible. Je plains mes maîtresses qui ont dû passer un certain temps à déchiffrer mes phrases. Comme je voulais bien faire, je me prenais encore plus de temps pour écrire. Je me souviens que Géraldine avait fini par me dire : « Alice, pour l’instant essaye de maintenir le rythme du cours, tu te concentreras sur ton style d’écriture plus tard ». J’avais alors compris qu’avec cette méthode, je ne serai jamais gagnante. Si je voulais réussir à suivre la vitesse de mes camarades, il me fallait renoncer à une belle écriture. Si au contraire je voulais me concentrer sur la calligraphie, je devenais un véritable escargot. Dans les deux cas, mes douleurs continuaient.
Mes parents ont sûrement beaucoup discuter de mon cas entre eux. D’ailleurs, je les
soupçonne de le faire encore, lorsque je me plains de ne pas réussir à finir mes partiels à temps. Afin de trouver une solution à mon problème, ils ont finalement fait appel à une graphothérapeute. Ce genre de professionnel ne court pas les rues, celle que j’allais voir avait son cabinet à Pordic. On avait 40 minutes de trajet pour y aller mais je ne trouvais pas ça trop long parce que j’aimais bien la voiture. Dans la vieille Laguna grise, il y avait toujours de la musique. Les goûts musicaux de mes
parents étaient très variés, alors on pouvait écouter les Red Hot comme du William Sheller. Mon préféré album était celui d’alt-j, que Papa avait téléchargé illégalement sur un CD vierge. Lorsque je l’écoutais, je m’imaginais faire des chorégraphies incroyables avec des costumes féeriques. Il y avait une impression de liberté en écoutant de la musique sur la 4 voies tout en regardant le ciel. Le petit jeu était alors de deviner ce que représentait la forme de tel ou tel nuage. Peut-être que je n’aime pas conduire parce que j’aime trop rêvasser du côté passager...
Lorsque j’arrivais chez la graphothérapeute, je devais attendre dans un hall d’entrée assez sombre. Du moins, c’est l’impression que j’en ai gardé. Même lorsque j’essaye de me remémorer le bureau dans lequel se passait les séances, je revois une pièce peu lumineuse, assez oppressante même. J’étais très intimidée à l’idée de devoir me retrouver seule avec une inconnue. Le premier rendez-vous, Maman était venue avec moi pour expliquer mon cas. Timide comme j’étais, j’avais dû hocher la tête pour confirmer ses propos, mais je ne sais même pas si j’avais prononcé un mot. Les
quelques séances qui ont suivi, je n’ai pas eu le choix de le faire puisque j’étais toute seule avec cette dame. Elle était gentille mais j’avais toujours l’impression qu’elle ne prenait pas mon cas au sérieux. Je me souviens d’une fois où elle avait reçu un appel pour un autre patient. Je ne sais pas quel problème avait ce garçon, mais la graphothérapeute parlait de lui donner un ordinateur pour l’aider dans sa prise de note. Au moment où elle a dit ça, je me suis mise à espérer très fort de pouvoir
avoir le même droit. Si je tapais mes cours, je n’avais plus besoin de souffrir !
Cependant, il m’aura fallu attendre les études supérieures pour pouvoir utiliser un ordinateur. Mon cas ne devait pas être aussi grave que celui de cet inconnu. Durant nos séances, la graphothérapeute m’apprenait la position conventionnelle. Je crois que j’utilisais déjà le Stabilo rose à cette époque. Elle me faisait recopier des spirales sur un tableau, afin de m’habituer à cette tenue de crayon. Je trouvais cet exercice extrêmement débile, mais je le faisais quand même. Au fond de moi, j’avais espoir d’avoir un déclic, mais celui-ci n’ait jamais venu. Au final, on a arrêté de prendre des rendez-vous, parce que je sentais bien que c’était vain. La graphothérapeute avait d’ailleurs avoué qu’il était trop tard pour apprendre une nouvelle méthode d’écriture. J’avais neuf ans à cette période, ma main était déjà bien trop habituée à ma position tordue. Mes parents expriment encore aujourd’hui leur regret de ne pas avoir agi plus tôt, tandis que moi je culpabilise de les avoir fait payer de telles séances pour
aucun résultat concluant. Je sais que c’était un effort financier pour eux, quand bien même ils me répètent que je suis leur fille et qu’il fallait faire ce qu’il fallait pour m’aider. D’ailleurs, je les ai appelé il y a moins d’une heure pour leur demander où était le cabinet de la graphothérapeute.
Depuis que je suis petite, je confonds Pordic avec Pornic. Durant l’appel, j’ai hésité à leur demander le prix des séances, mais je n’ai pas pu. J’ai senti que s’ils me le disaient, j’allais encore plus culpabiliser. Surtout que maintenant que je suis adulte, je connais bien mieux la valeur de l’argent. Durant mon année de CM2, j’ai beaucoup stressé sur ma rentrée au collège. L’une des principales raisons était bien évidemment mes lacunes en écriture. Les rendez-vous chez la graphothérapeute n’avaient servi à rien, j’utilisais encore mon Stabilo rose mais je galérais toujours
autant. Géraldine était confiante pour mon passage en sixième, elle savait que j’avais les compétences, quand bien même je doutais de moi. Mais même elle semblait préoccupée par ma tenue de crayon. Au collège, ce n’est pas le même rythme de travail, le suivi n’est pas le même puisqu’il y a différents professeurs en fonction des matières. Je m’inquiétais en me disant que je ne pourrais plus recopier mes leçons durant la récréation, puisque les collégiens changent constamment de salle de cours. Moi qui étais déjà une personne stressée, cela m’ajoutait une pression qui était
difficile à supporter. Surtout que je ne connaissais personne d’autre dans mon cas. Il fallait que j’apprenne à gérer un problème dont je ne voyais pas la solution. Avec du recul, je peux dire que petite Alice a fait du bon travail.
À mon entrée au collège, j’ai fini par abandonner le Stabilo pour
reprendre ma position habituelle. J’ai arrêté de forcer pour rentrer dans un moule qui n’était pas le mien, et je me suis adaptée tant bien que mal. Mes douleurs n’ont pas cessé. D’ailleurs, ma main m’en veut encore pour les partiels de cette semaine. Lorsque j’essaye de détendre mes doigts, ils commencent à trembler et je sens comme à résistance. À chaque fin d’épreuve, lorsque je rentre chez moi, je me masse avec une huile de massage de chez Weleda. C’est Papa qui me l’a conseillé, il
l’utilise quand il revient de ces longues balades dans la nature. Sur le carton d’emballage, il est écrit : « préparation et récupération sportive ». Ça me fait rire d’imaginer que le produit a été conçu dans ce but et que moi, qui a horreur du sport si ce n’est pas de la danse, l’utilise quand même. La première fois que je me suis massée avec, c’était à la sortie de mon épreuve de littérature au Bac. Deux dissertations en deux heures, il y avait de quoi tuer ma main. Papa m’avait récupéré à 10h, et en voyant l’état de mes doigts, il m’avait donné cette huile pour m’aider à les décrisper. Je suis toujours aussi lente qu’auparavant. J’en veux encore à la fac pour n’avoir mis qu’une ou deux heures pour les épreuves de partiels. C’est franchement trop court ! L’un des points positifs de l’hypokhâgne, c’est que j’avais cinq ou six heures pour rédiger. Alors certes, je finissais par ne plus pouvoir utiliser mon bras droit l’heure d’après, mais j’avais au moins le temps de finir mes
copies convenablement. Quoi qu’en y repensant, j’arrivais quand même à être la dernière. Mon professeur d’espagnol s’était plaint un jour que ma conclusion était bâclée. Selon lui, il fallait que je rédige celle-ci au brouillon avant d’écrire au propre. Comme ça, si j’étais pressée à la fin de l’épreuve, je n’avais qu’à la recopier. Ce dont il n’avait pas conscience, c’est que je n’avais pas le temps de faire ça. Mon brouillon j’y touchais à peine, parce que j’étais trop lente pour avoir le luxe d’en faire un.
D’ailleurs ça je l’ai compris dès le lycée. C’est à partir de cette époque que les
professeurs nous ont expliqué la nécessité d’un travail préparatoire avant la rédaction finale. Je me souviens encore de mon épreuve de français pour le Bac, où Morgane avait écrit avec une belle calligraphie son introduction, son plan détaillé et même sa conclusion au brouillon. Moi à côté de ça, j’avais gribouillé un plan avec des abréviations avant de me lancer directement dans la rédaction. Une partie de moi stressait de voir que j’étais la première à écrire au propre, comme si je n’avais pas
assez bien réfléchi avant de le faire. Mais au fond, je savais que je ne pouvais pas me permettre de rester trop longtemps sur mon brouillon. À la fin de l’épreuve, Morgane a fini avant moi en écrivant le même nombre de pages. J’ai donc appris à ne plus me fier au rythme des autres, quand bien même j’ai toujours la fâcheuse manie de me comparer à eux. Lors d’une discussion avec Papa, je me suis
rendue compte que ma lenteur en écriture m’a permis de compenser en réfléchissant plus vite. Je n’ai pas besoin d’un plan détaillé sur mon brouillon, parce que toutes mes idées sont déjà dans ma tête. Je compense mes lacunes d’écriture avec ma méthode de réflexion. La Poulette Crevette que je suis a finalement réussi à faire de sa différence une force.